Des bolides en prison
Dupond-Moretti, l'avocat-ministre d'une justice française qui déraille

Le 27 juillet, une course de karting entre détenus et surveillants s'est déroulée dans la cour de la prison de Fresnes, deuxième établissement pénitentiaire de France. Une initiative aussitôt dénoncée comme laxiste, que le ministère de la justice avait approuvé.
Publié: 23.08.2022 à 14:30 heures
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Dernière mise à jour: 23.08.2022 à 18:16 heures
Devant la presse française, le ministre de la justice (ici photographié le 9 août à Paris) a du reconnaitre que son ministère était informé de l'organisation d'une course de karting entre détenus et surveillants à la prison de Fresnes.
Photo: DUKAS
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Richard WerlyJournaliste Blick

Images supprimées par BFM TV, après les avoir abondamment diffusées ces derniers jours. Communication en mode verrouillage absolu au ministère français de la justice. Avertissement, voire plus, adressé à la direction de la prison de Fresnes, pourtant soutenue par sa hiérarchie pour la tenue de cet événement.

La course de karting entre détenus et surveillants organisée le 27 juillet dans l’enceinte de la prison est en train de faire, une fois de plus, dérailler le train de la justice française. Les accusations de la droite pleuvent sur l’avocat-ministre Éric Dupond-Moretti, 61 ans, hier habitué à défendre dans les prétoires les présumés coupables de toutes sortes, ou presque. «Koh Lantess», parodie carcérale de l’émission «Koh Lanta», est en train de virer au «kartinggate» en cette rentrée politique hexagonale.

Initiative plus que malencontreuse

Sur le fond, l’affaire se résume à une initiative plus que malencontreuse sur le plan médiatique, alors que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, 39 ans, premier flic de France, a fait de la surenchère sécuritaire son thème de prédilection.

Comment croire que les images d’une course de karting, effectuée avec des bolides autorisés à entrer dans la cour du deuxième établissement pénitentiaire de France (plus de 2000 détenus, dont certains à de très longues peines pour crimes de sang), n’allaient pas choquer une opinion chauffée à blanc par l’importance des incivilités et de la criminalité estivale, comme le prouvent chaque nuit les rodéos urbains à moto dans les quartiers?

Comment imaginer, surtout, que personne, au sein de la hiérarchie d’un des ministères les plus sensibles du pays, supposé rassurer la population, n’ait perçu ce danger pour l’administration pénitentiaire dont les syndicats réclament sans cesse plus de moyens? «Kartinggate»: le mot n’est pas dénué de sens vu que le cabinet du ministre lui-même avait été informé de cette course proposée à la prison de Fresnes par une association spécialisée dans la réinsertion. Eric Dupond-Moretti, maître des communications lorsqu’il portait la robe noire d’avocat dans les tribunaux a, lui, tout de suite flairé la catastrophe.

Avalanche de révélations

Depuis que les premières images ont commencé à être diffusées, l’avalanche de révélations n’a fait qu’ajouter au malaise, dans un pays où le budget de la justice en 2022 s’élève à neuf milliards d’euros (en hausse) contre 55 milliards pour celui de l’éducation et 29 milliards pour celui de l’Intérieur. Ainsi donc, les courses de karting, plutôt violentes et brutales par définition, sont considérées comme un instrument de réinsertion par une administration pénitentiaire confrontée au surpeuplement dans les 46 prisons du pays?

Et ce, alors que cette même administration s’est déjà retrouvée ces dernières semaines dans le collimateur après la mort au centre de détention d’Arles d’Yvan Colonna, l’activiste indépendantiste corse reconnu coupable du meurtre du préfet Claude Erignac le 6 février 1998? Le détenu corse, dont le retour de la dépouille dans l’île a été accueilli par d’importantes manifestations contre l’État français, avait été laissé seul, sans surveillance, aux côtés d’un prisonnier islamiste radicalisé avec lequel il s’était affronté. Le rapport d’enquête qui a suivi s’est avéré accablant. Principale leçon? L’appréciation erronée des gardiens.

Collision fatale de plusieurs réalités

L’autre malaise résulte de la collision de trois réalités. La première est le sentiment d’impunité, latent en France, où la question de la récidive revient régulièrement dans le débat public, et où les liens entre la menace terroriste islamiste et la délinquance sont avérés.

Or l’épreuve de karting, perçue comme une liberté inacceptable laissée aux détenus, entretient ce ressentiment. Seconde réalité: l’utilisation des fonds publics. Quelque 15 000 places de prison sur dix ans avaient été promises par Emmanuel Macron lors de sa campagne de 2017.

Environ 2000 seulement ont été livrées même si 5 000 autres devraient l'être d'ici 2023. Huit nouveaux établissements pénitentiaires sont en construction. La prison des Baumettes, à Marseille, en sinistre état, a commencé à être démolie l’an dernier. Peut-on à la fois financer plus de prisons et des courses de karting? Le raccourci est peut-être ridicule, mais le parallèle nourrit les pires fantasmes sur l’incapacité de l’Etat à sanctionner les criminels. D'autant qu'il manque environ 1500 magistrats en France, au point que deux syndicats ont même déposé une plainte auprès de la Commission européenne pour alerter sur leur dénuement.

Le poison de «Koh Lantess»

Troisième fait qui transforme cette affaire en poison: la personnalité d’Eric Dupond-Moretti, nommé garde des Sceaux en juillet 2020, après avoir, entre autres, défendu l’ex ministre du budget Jérôme Cahuzac condamné pour détention illégale d’un compte bancaire en Suisse.

L’homme, tribun hors pair, longtemps qualifié par ses pairs «d’Acquittator» pour ses qualités de défenseur, a passé sa vie dans les prisons à y rencontrer des détenus. Est-il possible que son entourage direct, qui a donné son feu vert à l’opération Karting de Fresnes, n’ait pas sollicité son avis (ce qu'il a affirmé mardi, rejetant la responsabilité sur le directeur de la prison) ? Son jugement de ministre serait-il altéré, même si l’ex avocat a tenu à répéter qu’il défend la «réinsertion».

Le déraillement n’est, dans cette affaire, pas que médiatique. Il est aussi politique et institutionnel. Il alimente le sentiment d’une irrémédiable distance entre l’administration et le public. La France du «kartinggate» est un pays qui vit sous la menace permanente d’un déraillement. A l’intérieur des prisons, comme à l’extérieur.

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