Yevgenija tient à la main un mouchoir plié. Il contient tous les objets de valeur qu’elle est parvenu a emporter lorsqu’elle a quitté sa maison. Elle défait le nœud et montre ce qu’il contient. La médaille de la Grande guerre patriotique (la 2e guerre mondiale est ainsi nommée en Ukraine, ndlr.) de son père et une médaille ukrainienne «За мужність» (en français «Pour le courage"). La montre et les boucles d’oreilles en argent de sa mère. Et une médaille d’école, en or, pour sa réussite scolaire. C’est tout ce qu’il lui reste.
Et qu’a emporté Anatoli, son mari? «Rien de précieux. Même pas la montre de mon père, qu’il avait reçue en cadeau au travail. J’aurais dû la prendre avec moi…», regrette-t-il.
Anatoli parle peu, sa voix est très faible et il ne lève pas les yeux du sol. Yevgenija, en revanche, parle beaucoup. Chacun gère le stress post-traumatique à sa manière. Leur foyer à Boutcha – un appartement dans un immeuble soviétique de quatre étage, ils l'ont quitté pour quelques mois, ou pour toujours. Miraculeusement, le couple a réussi à s’enfuir pendant l’occupation. Ils se trouvent à présent en Suisse.
«Nous avons été réveillés par des explosions»
Presque tous les récits de réfugiés ukrainiens commencent par ces mots: «Le 24 février, nous avons été réveillés par des explosions.» C’est la première phrase d’Yevgenija. Elle résonne avec les souvenirs de guerre de ses grands-parents soviétiques, qui ont commencé, eux, le 22 juin (invasion par l’Allemagne nazie en 1941).
Yevgenija raconte: «Mon mari se remettait d’une opération importante et nous n’avons pas pu partir tout de suite. Nous n’avions toujours pas compris qu’une guerre terrible avait commencé. Nous n’avions pas compris que nous devions fuir. Nous étions en état de choc. Ma mère s’est toujours souvenue qu’au début de la Seconde Guerre mondiale – elle était alors une enfant – ils avaient été évacués au plus profond de la Russie, à Saratov.»
C’est là que sa sœur cadette serait née, et sa grand-mère n’aurait pas produit de lait maternel, certainement à cause du choc. C’était la guerre, tout était trois fois plus cher. Une femme russe, tante Macha, aurait donné du lait gratuitement à sa grand-mère. Yevgenija renifle et éclate en sanglots. Pleure-t-elle à cause de l'ancienne guerre ou de la nouvelle?
«Des coups de feu tout le temps»
«Nous entendions quand quelque chose volait ou explosait, raconte Yevgenija. Des coups de feu tout le temps. C’était terrible. Nous nous cachions soit dans le couloir, soit dans la salle de bains. Nous étions très inquiets puisqu’une khrouchtchevka (ndlr: immeuble soviétique en préfabriqué, nommé d’après le chef d’État de l’époque Nikita Khrouchtchev) n’a que trois murs porteurs.»
À environ cinq minutes de chez elle, dans un immeuble de neuf étages, il y avait une cave dans laquelle se cachaient ses voisins. Le 25 février, une roquette a touché la chaufferie qui se trouvait dans la maison voisine. Celle-ci s’est embrasée. Les pompiers ont été appelé, mais à cause des combats, les secours n’ont pas pu se déplacer. La chaufferie est restée en feu pendant deux jours, jusqu’à ce qu’elle se soit entièrement consumée.
Dès l'invasion, le gaz a été immédiatement coupé. Au bout de quelques jours, l’électricité aussi. «Nous ne pouvions plus regarder les discours de Zelensky à la télévision. Nous n’écoutions que la radio, par phases de cinq minutes. Quand la batterie s’épuisait, mon mari courait à la voiture et la rechargeait avec sa batterie», raconte Yevgenija.
Le deuxième jour de la guerre, des hélicoptères sont arrivés à Hostomel. L’aéroport n’est qu’à six kilomètres. «Nous les avons entendus voler. Ils étaient nombreux – plus de 30 – et tous avaient des parachutistes à bord. Nous avons également vu des avions ennemis voler très bas. C’était un bruit terrible. Bang! Bang!» dépeint Yevgenija. Jour après jour, les tirs s’intensifiaient.
«Et puis, une nuit, j’ai entendu un bruit étrange: toc-toc-toc…» Yevgenija illsutre en tapant sur la table avec sa main et son alliance. «Mon mari m’a dit que c’étaient des 'chenilles' sur l’autoroute.» Anatoli précise: «Des chars.» «Oui, c’était une colonne de chars – l’autoroute n’est pas loin de chez nous, à un demi-kilomètre.» Yevgenija essaie de se remémorer toutes les sortes d’armes et d’équipements militaires qu’elle a vus et entendus à Boutcha.
Pelmenis et varenikis
Les deux ou trois premiers jours, les magasins de Boutcha étaient encore ouverts. Yevgenija s’est rendue au plus proche – tout était déjà parti, à l’exception de pelmenis et de varenikis surgelés (des raviolis avec différentes farces).
«J’ai dit: 'Donnez-moi tout ce que vous avez.' Je suis rentrée chez moi, satisfaite, et j’ai tout mis au congélateur. Puis la lumière s’est éteinte. J’ai tout fait cuire dans une casserole. Et je les ai ensuite mis dans une bassine sur le balcon – la température venait de chuter.»
Puis l’eau a été coupée. L’eau de la fontaine toute proche n'était pas potable. Elle allait chercher de l’eau avec sa fille au bistrot du coin. Un jour, un fourgon blindé a roulé le long de sa rue, transportant des soldats armés de mitraillettes. Elles ont été pétrifiées d’horreur. Mais Yevgenija a rapidement aperçu le drapeau ukrainien et a poussé un soupir de soulagement: «Ma fille, ce sont nos hommes!» Ils leur ont fait signe.
«Nos proches pensaient que nous n’étions plus en vie»
Le 3 mars, Boutcha a été occupée. «Les soldats, ces… Je veux dire 'rachistes' (ndlr: mélange de l’anglais «Russia» et de «fasciste», terme utilisé par les Ukrainiens pour désigner les soldats russes). Dieu merci, nous ne les avons pas vus. En fait, nous les avons vus de loin, mais nous n’avons pas eu de contact. Nous nous cachions, nous avions peur de rester dehors. Mais comme il n’y avait plus de gaz ni d’eau, et qu’il faisait froid dans l’appartement, nous avons dû sortir. Je voulais au moins boire du thé chaud, mais l’eau ne pouvait être chauffée que derrière les garages. Là, on avait construit un petit poêle en briques. On s’en servait pour chauffer le thé, la soupe ou les céréales.»
«Les bombardements se sont intensifiés – on les entendait désormais de jour comme de nuit. La maison a tremblé. On priait, on s’asseyait par terre dans le couloir et on ne savait pas si on allait être touché ou non.» Ils ont vécu de la sorte jusqu’au 11 mars. Les larmes aux yeux, Yevgenija ajoute: «Nos proches pensaient que nous n’étions plus en vie. Ils ont essayé de nous appeler, mais la communication était coupée.»
Voiture familiale criblée de balles
Un jour, ils ont entendu leurs voisins dire que des civils avaient pu sortir du pays. Mais pour se rendre là où des bus venaient les chercher, il fallait passer un carrefour.
«À ce carrefour, ils arrêtaient tous les fuyards – certains étaient autorisés à passer, d’autres non. Les gens portaient des brassards blancs. C’était le signe qu’on ne représentait pas une menace. Mon mari se sentait un peu mieux, mais il avait peur qu’ils ne le laissent pas passer à cause de son état de santé. Ils disaient: seules les femmes avec les enfants en bas âge peuvent passer. Notre fille est déjà adulte, nous n’avons pas d’enfants en bas âge.» Un autre argument contre la fuite: dans la cour devant leur maison, il y avait une voiture criblée de balles avec l’inscription «enfants». Une famille avait tenté de sortir avec deux enfants.
Yevgenija raconte d’une voix tremblante: «Quand ils ont atteint le carrefour, on les a arrêtés et on leur a demandé de faire demi-tour. Ils ont fait demi-tour et on leur a tiré dessus. La vitre arrière a été brisée, la femme et un enfant ont été blessés. La famille a à peine réussi à atteindre notre maison. Dieu merci, ils ne l’ont pas tuée. Nous avons donc eu peur de fuir par cet endroit. Les ponts avaient été détruits dès le début de la guerre pour empêcher les troupes russes d’atteindre Kiev. Le train ne circulait plus non plus dès le lendemain. Notre voiture est restée, inutile, devant la maison.»
Marcher dans les pas de l’autre
Ils ont appris que les voisins du quatrième étage avaient fui à pied par Irpin (ville proche de Kiev). Le couple a commencé à y réfléchir. Mais une famille avec des enfants avait tenté de s’échapper et avait marché sur une mine.
«Nous avions donc peur de partir, tout comme de rester», explique Yevgenija. «Nous avions encore quelque chose à manger. Mais les magasins étaient fermés. Ce n’est donc qu’une question de temps avant qu’une famine n’éclate. Nous avons donc décidé de nous enfuir avec une voisine.» Ils ont donné leur nourriture aux personnes qui sont restées. «La nourriture avait déjà plus de valeur que l’argent.» Et ils ont longé la clôture, le long du chantier. C’était le 11 mars.
«Nous avions peur des pièges explosifs et marchions les uns derrière les autres, l’un marchant dans les pas de l’autre.» Yevgenija montre le mouvement avec ses paumes sur la table. «C’est comme ça que nous marchions – pour ne pas mourir explosés.» A côté d’eux marchaient des chiens avec des colliers. Les gens avaient peur d’être attaqués par eux. Mais c’étaient des chiens qui avaient perdu leurs maîtres et qui les accompagnaient simplement.
Soudain, Anatoli, qui était resté silencieux auparavant, prend la parole: «En quittant Boutcha, nous avons vu des personnes tuées gisant sur la route. Des deux côtés de la route. Nous sommes passés à côté d’eux.» Il montre de la main comment ils sont passés entre les corps. «Alors que c’étaient des civils, je n’en ai pas vu un seul en uniforme militaire», ajoute Yevgenija. Ils n’ont pas été emmenés ni enterrés – parce que tout le monde avait peur, parce que c’était impossible au milieu des combats. L’un d’eux avait même la tête fracassée.» Son mari continue: «Une blessure par balle à la tête""Donc, sa cervelle s’écoulait, directement sur l’asphalte, poursuit Yevgenija faiblement. Il y avait aussi bien des hommes que des femmes, environ une douzaine de personnes. Nous n’avons pas vu d’enfants, Dieu merci. Nous ne savions pas si nous allions nous en sortir vivants.»
Ne pas verrouiller les portes, s’il vous plaît
Ils sont arrivés jusqu’à Irpin. Les soldats ukrainiens leur ont dit: «Continuez à avancer prudemment, ne marchez sur rien et ne ramassez rien.»
Ils marchèrent ainsi les uns derrière les autres en file indienne, dans une cour où ils durent attendre le bus de la croix rouge. C’est alors qu’une voiture s’est approchée. Un homme en est descendu et a prévenu qu’il pouvait emmener quatre personnes. Ils sont montés à bord. Il a dit: «Ne verrouillez pas les portes et les fenêtres, nous devrons peut-être sauter de la voiture à pleine vitesse – ça tire beaucoup par ici.»
L’homme a démarré en trombe. «Et comme il fonçait! Comme Schumacher!»
Il les emmena rapidement vers le pont Romanowski. Celui-ci était rempli de voitures. Le pont était bombardé. «Nous sommes sortis de la voiture et l’homme a dit: 'Vite, sous le pont, on tire ici!'». En bas se trouvaient des soldats ukrainiens. Ils les ont emmenés à Kiev. Là, on leur a offert des sandwichs. Il s’est avéré qu’après tout ce qu’ils avaient vécu à Boutcha, le plus surprenant pour eux était de voir à nouveau du pain.
Une famille accueillante à Zurich
Pendant quelques jours, ils sont restés chez des parents. Mais là aussi, les sirènes aériennes retentissaient jour et nuit. «Après ces expériences quotidiennes à Boutcha, nous ne pouvions plus le supporter psychologiquement», raconte Anatoli pour expliquer sa décision de poursuivre leur fuite. «J’avais mal au cœur et ma femme avait des spasmes à un œil.» Pourquoi sont-ils allés jusqu’en Suisse? – «C’est le pays le plus sûr.»
La Croix-Rouge leur a trouvé une famille à Zurich, qui a accueilli le couple et sa fille. «Une très bonne famille avec un jeune enfant», dit Yevgenija. «Ils sont très accueillants et nous ont aidés pour tout. Janosch nous a accompagnés dans les démarches administratives. Lorsque nous leur avons raconté comment nous avions réussi à quitter Boutcha, la femme de Janosch a pleuré. Nous ne nous attendions pas à ce que des inconnus aient autant de compassion pour nous. Surtout ceux qui ne savent pas eux-mêmes ce qu’est la guerre.» Les Suisses ont mis deux chambres à leur disposition.
«Puis nous avons vu une fois par hasard qu’ils dormaient sur des matelas. Donc, nous dormions dans leurs lits et eux dormaient par terre.» Yevgenija a écrit par traduction de téléphone portable: «Nous avons honte, nous pouvons dormir nous-mêmes sur les matelas.» Et Janosch lui a répondu: «Don’t worry».
«Nous avons aussi rencontré ici en Suisse des Russes très serviables, qui sont contre la guerre et qui nous aident. Pour nous, c’est bien sûr inattendu.»
«Je crois que le bien revient toujours»
Avant de prendre sa retraite, Yevgenija a travaillé comme fonctionnaire au conseil municipal. Sa fille travaille comme comptable. Anatoli a travaillé pendant 15 ans dans une mine, puis dans une aciérie et, ces dernières années, dans une entreprise qui produit des fils de soie et des aiguilles pour la chirurgie. Récemment, ils ont rencontré deux jeunes femmes de Boutcha ici à Zurich, dans une file d’attente pour l’aide humanitaire. Lors d’une manifestation, elles ont rencontré un couple âgé – également de Boutcha. «Nous nous sommes pris dans les bras comme si nous étions des parents proches.»
Leurs voisins ne peuvent cependant pas les joindre. Ils ne savent pas si leur maison est intacte ou non. Ils ont bien sûr entendu dire que tous les appartements ont été pillés, mais ils espèrent qu’au moins les murs ont été préservés. Anatoli regrette d’avoir laissé sa vieille voiture devant la maison de Boutcha. Mais Yevgenija lui dit: «Tu as vu combien de voitures abandonnées se trouvaient là sur le pont – et des bien meilleures que la nôtre. Ce n’est pas pour rien que la Bible dit: 'Vous ne devez pas vous amasser des trésors sur la terre. La dernière chemise n’a pas de poches.'»
Elle a néanmoins gardé précieusement les distinctions de son père dans un foulard – «pour moi, elles sont très précieuses.» Son père lui a raconté comment il s’était battu. Il est passé presque directement de l’école au front. Il a aussi été en Bulgarie et en Hongrie. Il s’est longtemps souvenu qu’en Bulgarie, ils lui avaient offert «malku winku» – «un peu de vin». Là-bas, ils avaient été accueillis comme des «libérateurs des fascistes», avec des fleurs et du vin. Et puis ils ont vécu à Kryvyï Rih, que son père avait également libéré et où il avait été blessé.
«Je crois que le bien revient toujours», dit soudain Yevgenija. «Une fois, pendant la guerre, ma grand-mère a sauvé un soldat, l’un des nôtres (un Soviétique, ndlr), de la captivité. Maintenant, ce sont les gens qui nous sauvent.»
Cet article a été publié dans le journal en ligne «Novaïa Gazeta Europe». La filiale en Europe a été créée pour contourner les restrictions imposées à la presse en Russie. «Novaïa Gazeta» était l’un des principaux journaux indépendants de Russie, il a dû cesser ses activités fin mars après avoir reçu deux avertissements. Le magazine dominical Blick en a parlé fin mars. Le 20 avril, «Novaïa Gazeta Europe» a été lancé. Ekaterina Glikmann, qui vit en Suisse, est rédactrice en chef adjointe et autrice de ce texte.
(Adaptation par Lliana Doudot)