Donald Trump est en guerre commerciale contre le monde entier (ou presque) depuis mercredi. Contre l’Union européenne bien sûr, mais aussi contre la Suisse, visée par 31% de tarifs douaniers. Au même moment, le Secrétaire d’Etat Marco Rubio est à Bruxelles cette fin de semaine pour une réunion de l’OTAN.
Jeudi 4 avril, ce dernier a d’ailleurs tenté de rassurer les alliés des Etats-Unis. Crédible? L’ancien commissaire européen Thierry Breton en doute. Il nous l’a confié lors de l’enregistrement du podcast «Le Nouvel Esprit Public» dont nous vous recommandons l’écoute.
Thierry Breton, vous avez été commissaire européen au marché intérieur et aux services entre 2019 et 2024. Vous avez affronté les États-Unis sur la question de la régulation du numérique. L’ampleur de la guerre commerciale voulue par Donald Trump vous surprend?
Absolument pas. En tout cas, pas du tout lorsqu’il s’agit de l’Union européenne. Trump est anti-Union européenne. Il ne s'arrêtera pas. Il n’aime pas les institutions européennes. Il ne les reconnaît pas, tout simplement. C’est d’ailleurs révélateur: cela fait deux mois qu’il est revenu aux affaires, et il n’a toujours pas eu un seul échange, ni avec la présidente de la Commission européenne, ni avec le président du Conseil européen, ni avec la présidente du Parlement européen. C’est la première fois qu’un président américain agit ainsi.
La Suisse est aussi attaquée sur le plan commercial. Mais pour vous, le défi est plus large. Il est stratégique…
La référence politique pour comprendre l’administration Trump et ses mesures tarifaires, c’est le discours du vice-président J.D. Vance, à Munich en février, qui a sidéré les Européens. Par son contenu évidemment, mais aussi par le lieu. La «Munich Security Conference» est le temple de l’atlantisme. Or le second plus haut responsable américain a décidé d’y lâcher une véritable bombe à fragmentation. À partir de là, tout est possible! L’incompréhension historique de ce qu’est l’Europe est profonde, totale. C’est un assaut en règle. Croire que la Suisse y échappera n’a pas de sens.
La guerre des tarifs, la surenchère au sein de l’OTAN, les attaques contre la réglementation européenne des plates-formes numériques, tout ça va dans le même sens?
Oui car le protectionnisme de Trump accompagne l’idéologie libertarienne d’Elon Musk ou Peter Thiel, ce milliardaire libertarien très proche de J.D. Vance (dont il a soutenu la carrière). Tous deux partagent une vision radicale de la liberté d’expression, fondée sur le premier amendement, qui, précisons-le au passage, n’est nullement remis en cause par les régulations européennes. Tout est amplifié, exagéré, caricaturé pour s’opposer aux règles que l’Union européenne met en place dans l’intérêt des citoyens, notamment des plus jeunes.
Tout le monde parle des tarifs douaniers de Trump, mais je vous rappelle que l’UE a mis en place des sanctions sur les plateformes numériques: 6% du chiffre d’affaires global en cas d’infraction, pas seulement celui de la plateforme, mais de l’ensemble du groupe auquel elle appartient — suivez mon regard vers ceux qui sont actifs dans le spatial ou l’automobile… Suivez mon regard. On comprend que ça dérange.
A qui Trump peut accepter de parler en Europe?
Il est toujours intéressant de discuter avec le Premier ministre hongrois Viktor Orbán. Il défend Vladimir Poutine et fait preuve d’une amitié indéfectible pour Donald Trump. Il est aussi le doyen du Conseil européen, qui réunit les dirigeants des 27 pays membres de l’Union. Lors de notre dernier échange, je lui ai demandé: «Comment Trump compte-t-il interagir avec l’Europe?» Il m’a répondu: «C’est très simple. Je lui ai dit que s’il voulait comprendre ce qui se passe, il devait m’appeler. Et qu’ensuite, il pouvait à la rigueur parler au président français et au chancelier allemand. C’est tout.» Et en fin de compte, c’est exactement ce qui se passe. Vous voulez parler à Trump? Allez voir Orban…
Ce n’est pas très rassurant…
C’est une évidence pour chacun d’entre nous: nous sommes à un moment historique. L’avenir dira où cela nous mène, mais ce qui est certain, c’est qu’il y aura un avant et un après le second mandat de Trump pour nous, Européens, notamment dans le domaine de la Défense, dans notre manière de concevoir l’architecture de sécurité qui nous a permis de vivre, depuis près de 80 ans, dans une paix relative sur le territoire des 27.
La guerre commerciale pose des questions similaires à celles qui tétanisent les alliés au sein de l’OTAN. Derrière tout cela, il y a un mot, un mot essentiel: la confiance. Elle était la pierre angulaire de notre sécurité collective, et elle s’est brisée. Et cette perte est particulièrement forte en Allemagne. Car c’est le pays qui s’est le plus appuyé sur cette confiance pour construire son modèle. Désolé, mais désormais, les Américains ne pensent plus comme nous.
Là, vous abordez le sujet de la défense collective…
Tout mène à la défense. Les tarifs douaniers, la solidité de nos économies, tout cela fait partie de notre sécurité collective en tant qu’alliés, non? Nous voilà maintenant obligés de répondre, comme Européens, à une question simple: Jusqu’où irons-nous? Je me souviens d’une réunion, en janvier 2020, probablement la seule entre Ursula von der Leyen et Donald Trump, au Forum de Davos. J’étais présent, avec Phil Hogan, alors commissaire irlandais au commerce extérieur. Ce jour-là, Trump dit à Ursula von der Leyen: «Vous me devez 400 milliards de dollars!» C’est la première fois qu’ils se voient, elle est évidemment décontenancée. «Comment ça?» – «Oui, les Allemands ne m’ont pas payé ce qu’ils doivent à l’OTAN depuis 20 ans. Et vous pensez que nous allons continuer à vous défendre dans ces conditions?» Et d’ajouter: «Pendant ce temps-là, vous me vendez vos voitures, et moi, j’ai un déficit commercial de 156 milliards de dollars.» Tout ça a eu lieu en 2020!
Rien de neuf chez Donald Trump?
Il raisonne toujours de la même façon. Il manie le gros bâton, puis il négocie. Pardon pour la comparaison visuelle, mais quand j’étais jeune, sur les Grands Boulevards à Paris, certains camelots ouvraient leur veste pour vendre des stylos ou des briquets. Eh bien Trump ouvre sa veste et dit: «I have very good gas» Du gaz de schiste. «Achetez donc mon gaz, au lieu de celui de Vladimir Poutine». Il le disait en janvier 2020. Il le répète cinq ans plus tard. Il attend qu’on lui achète son pétrole, son gaz, ses missiles, ses avions.
La défense et le commerce vont de pair?
Je soutiens l’idée d’un pilier européen de l’OTAN. Parce qu’à mon sens, et d’après les discussions que j’ai pu avoir, y compris avec Donald Trump, il est clair que si nous, Européens, assumons davantage notre propre défense, y compris au sein de l’OTAN, alors l’équilibre changera. Il faut du «donnant-donnant» pour contrer l’assaut américain. Aujourd’hui, les États-Unis assument les deux tiers de l’effort de défense dans l’Alliance, contre un tiers pour l’Europe. Si nous atteignons, comme nous en avons l’intention, les 2% de dépenses militaires par PIB – et peut-être même 3%, voire 3,5% à horizon de cinq ans – alors nous parviendrons à un équilibre 50-50. Et nous offrirons alors à Donald Trump ce qu’il demande, à juste titre, me semble-t-il. Car ce n’est pas illégitime de rappeler à Ursula von der Leyen, et en particulier à l’Allemagne, que les Européens doivent tenir leurs engagements.
Il faut donc à la fois résister aux Etats-Unis sur le plan commercial, et les ménager voire leur donner raison sur le plan des dépenses militaires?
Qu’avons-nous comme réponse disponible pour notre sécurité face à la Russie? Eh bien c’est l’OTAN. Parce qu’avant que les Européens puissent s’entendre sur une réponse appropriée à ce retour brutal du rapport de force nucléaire, il nous faut une garantie. Et cette garantie ne peut être que l’Alliance atlantique. Car on écoute une superpuissance nucléaire. Sans l’arme atomique, la Russie n’en serait pas une: 143 millions d’habitants, un PIB équivalent à celui de l’Espagne… Mais voilà: 7'000 têtes nucléaires. C’est ça le défi stratégique.
Comment gère-t-on la transition imposée par Trump? Pour moi, il n’y a qu’un seul cadre: l’OTAN. Il faut non seulement conserver l’organisation, mais renforcer son pilier européen. Et il faut faire en sorte, le plus longtemps possible, de garder les Américains à bord. Et pour cela, il faut leur démontrer qu’ils y ont intérêt. Au fond, les États-Unis ont eux aussi un intérêt à maintenir cette forme de dépendance à leur égard – une espèce de vassalité dans laquelle beaucoup d’Européens se trouvent depuis soixante-dix ans. C’est pourquoi, à mes yeux, cet équilibre au sein de l’OTAN est non seulement nécessaire, mais il constitue sans doute la réponse la plus adaptée à la crise stratégique que nous affrontons.
L’intégralité de cet entretien avec Thierry Bretonest à retrouver sur le site du Nouvel «Esprit Public». Une conversation menée par Philippe Meyer avec Michaela Wiegel, Lionel Zinsou et Richard Werly