Valentina Ossipova se prend la tête dans les mains en regardant le potager qui faisait sa fierté, ses plants de choux-fleurs et ses baies d’argousier qui ne repousseront plus, inondés depuis un an à cause de l’invasion russe de l’Ukraine. «L’été dernier, j’ai même eu des castors. Des castors! Ils prenaient le soleil dans mon jardin, on était carrément devenus amis à la fin», s’exclame la sémillante retraitée de 77 ans, ancienne professeur de langue et de littérature ukrainiennes.
Valentina Ossipova vit à Demydiv, 35 kilomètres au nord de Kiev. Il y a un an, ce village sans histoire est entré dans celle de l’Ukraine: en faisant exploser un barrage, l’armée ukrainienne l’a en partie inondé et ralenti l’avancée des troupes russes qui menaçaient la capitale. Demydiv a été érigé en symbole de la détermination des Ukrainiens à repousser l’agression russe. Mais un an plus tard, l’eau est toujours là, et personne ne semble savoir qu’en faire.
La maison de Valentina Ossipova est modeste et la route pour y accéder défoncée mais, en temps normal, ce qu’elle nomme son «petit paradis» aurait tout pour être idyllique. Au bout de son potager détrempé, il y a une digue qui protège son quartier des crues de la rivière Irpine. De l’autre côté de la digue, une zone humide, réserve d’oiseaux et des fameux castors, avec la rivière au loin. Désormais, il y a aussi des pompes qui bourdonnent et tentent tant bien que mal de recracher l’eau qui s’est infiltrée partout. Dans la cave de Valentina Ossipova, un mur s’est effondré et les pommes de terre ont pourri. Dans celle de son voisin, Ivan Koukourouza, l’eau est toujours là, recouverte d’une fine couche de glace. La zone humide est devenue un immense lac.
Un mal nécessaire
Le 25 février 2022, quelques heures après le début de la guerre, l’armée ukrainienne a fait sauter une partie du barrage de la rivière Irpine, en amont du village. L’objectif était que des millions d’hectolitres d’eau se déversent depuis la «mer de Kiev», un gigantesque réservoir de 920 km2 situé à proximité et créé à l’époque soviétique, pour faire monter le niveau de l’Irpine, transformer ses environs en marécages et compliquer l’avancée russe.
Il a fallu s’y prendre à deux fois – une autre explosion eut lieu le 27 février – mais la manœuvre fut un triomphe. L’eau s’écoula jusqu’à Mochtchoun, un village situé une quinzaine de kilomètres au sud du barrage, où de nombreux blindés pris au piège restèrent enlisés. Au nord de Kiev, l’avancée maximale des troupes russes suivit globalement le cours de l’Irpine, au point que des responsables réclament que lui soit décernée le titre de «rivière héros», sur le modèle des «villes héros» créées par décrets par Volodymyr Zelensky.
Pour Volodymyr Podkourganny, le maire de la commune de Dymer, à laquelle est rattachée Demydiv, l’explosion du barrage était un mal nécessaire. «L’objectif était de tenir Kiev, de défendre Kiev» coûte que coûte, explique-t-il, expliquant avoir évacué mille civils par «la mer de Kiev» durant l’occupation de sa ville.
Un an plus tard, il reconnaît sans ambages une certaine lassitude. L’eau n’a baissé que de moitié. «Je pourrais vous montrer la pile de lettres que j’ai reçues me demandant de faire quelque chose.» Le problème, c’est qu’il ne peut rien faire. Considérant qu’une incursion russe dans la région est toujours possible, l’armée ukrainienne interdit tout pompage et Volodymyr Podkourganny en est réduit à coordonner discrètement de petites opérations pour évacuer l’eau des jardins de Valentina et ses voisins, qui s’impatientent.
Le retour de la faune sauvage
«Vous pouvez bien baisser l’eau d’un demi-mètre supplémentaire, pas un seul char ne passera de toute façon», s’agace Ivan Koukourouza, 69 ans. Les pompes qu’il a installées lui-même ont été endommagées pendant l’hiver à cause du gel, et il n’a que faire des 20’000 hryvnias (environ 500 euros) d’indemnisation reçus, ou de la proposition de relogement dans un campement temporaire qu’aucun habitant n’a acceptée, selon Volodymyr Podkourganny.
Aux yeux du maire, seule la fin de la guerre permettra de «résoudre le problème» mais certains activistes y voient une bénédiction. En détruisant le barrage, l’armée ukrainienne a redonné vie à la rivière Irpine, qui était devenue un cours d’eau insignifiant depuis les grands travaux soviétiques des années 1960.
«L’année écoulée, la végétation et une véritable faune sauvage sont revenues», assure Alekseï Vassiliouk, biologiste et fondateur du Groupe ukrainien de protection de la nature (UNCG). «La meilleure chose à faire serait de laisser la vallée aussi inondée que possible et la nature se rétablir. Et on serait sûrs que les chars ne reviendront pas.»
(AFP)