«Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique.» Avec sa phrase jugée raciste à l’Assemblée nationale, Grégoire de Fournas a fait retomber son parti, le Rassemblement national de Marine Le Pen, dans la polémique. Mais les propos du député de Gironde, provisoirement privé d'hémicycle, ont tout de même le don de mettre en lumière un drame humain: celui qui se trame sur l'Ocean Viking.
Cela pourrait bien être de ce bateau, et non directement de son adversaire de la France insoumise, Carlos Martens Bilongo, dont il était question à Paris. Le navire humanitaire est dans l'impasse, bloqué depuis 14 jours en mer avec plus de 230 personnes à bord. Caroline Abu SaʹDa, directrice de l’antenne suisse de SOS Méditerranée, qui affrète le navire, s’explique à Blick.
Que se passe-t-il actuellement avec l’Ocean Viking?
Voilà bientôt quatorze jours que les 234 personnes que nous avons secourues en mer attendent en vain de pouvoir être débarquées. Beaucoup de gens sont malades, les nuits sont très compliquées. Il y a 56 mineurs à bord, certains non accompagnés, ainsi qu’un bébé de trois mois.
Pourquoi votre navire ne peut-il accoster nulle part?
Nous avions jusqu’ici toujours pu collaborer avec l’Italie. Mais, depuis l’élection de Giorgia Meloni, les choses semblent changer. Notre bateau est confronté à un blocage en haute mer: il a une interdiction implicite d’entrer dans les ports italiens. Nous avons sollicité l'aide de la France, de l'Espagne et de la Grèce pour trouver une solution, car chaque journée supplémentaire est très dangereuse pour les personnes à bord. Notre personnel également est mis sous forte pression. On ne peut presque pas dormir tellement il y a à faire.
Ce n'est, de plus, pas le seul navire bloqué actuellement. Mais la situation semble évoluer pour les autres bateaux. Cela vous donne de l'espoir?
Ce blocus de facto est non seulement honteux, mais c’est surtout une violation du droit maritime international. Sans parler du droit humanitaire. La mer est régie par un cadre légal très strict. Nous avons formulé vingt demandes envers différents pays, et aucune n’a abouti pour l’instant.
Gérald Darmanin, ministre français de l’Intérieur, a toutefois ouvert la porte ces dernières heures.
C’est vrai qu’il a dit qu’il ne «doutait pas» que l’Italie allait respecter le droit international et accueillir l’Ocean Viking. Il a aussi déclaré que son pays serait prêt à recevoir une partie des occupants du navire, qu'il qualifie de «fardeau» alors que ce sont des gens qui ont frôlé la mort. Et encore, la France ne voudrait accueillir que les femmes et les enfants.
Jamais l’Europe n’avait accueilli autant de migrants que cette année depuis la Seconde Guerre mondiale. Le sort de ces personnes est triste, mais cela ne peut pas continuer ainsi. Non?
C’est une question pour les politiciens. Notre mission, c’est de sauver des gens en détresse absolue en mer. Et il y a urgence: toujours plus de vies sont en danger. Cela fait plus de cinq ans que je suis en poste à SOS Méditerranée et la situation actuelle est de loin la plus catastrophique. Pire que l'Aquarius en 2018.
Certains politiciens vous reprochent tout de même de faire le jeu des passeurs.
Il existe plusieurs études très bien documentées qui montrent que si nos bateaux ne sont pas là pour recueillir les migrants, il y en a toujours autant mais le nombre de morts augmente fortement. Une fois pour toutes, il faut dire haut et fort que la stratégie de laisser mourir des gens en mer pour dissuader les prochains d’effectuer la traversée ne marche pas. Absolument pas, même.
Parce que les migrants sont très désespérés.
Tous les témoignages que l’on recueille sur le terrain vont, en effet, dans ce sens. En Libye, ces personnes ont des conditions de vie si désastreuses qu'elles sont prêtes à essayer quatre ou cinq fois de traverser. Nous avons eu un cas de quelqu’un dont l’embarcation a fait naufrage, qui a passé des heures dans des eaux glaciales et qui a réessayé sitôt qu’il a été recueilli. Et, parfois, ils y sont obligés par des tiers.
C'est-à-dire?
Sitôt qu’ils ont payé pour la traversée, les passeurs les mettent quoi qu’il arrive sur leurs embarcations de fortune. Parfois, les migrants se rendent compte qu’ils risquent fort d’y laisser leur peau, mais il n’y a pas de retour en arrière possible. Parce que les passeurs les menacent avec des kalachnikovs.
Voilà qui n’augure rien de bon, surtout que Karin Keller-Sutter avertit que la population africaine va doubler d’ici 2050 et que 40% des Africains ont moins de 15 ans et aspirent à une vie meilleure. Doit-on être complice de toute cette migration économique?
Encore une fois, tout cela est un débat politique. Nous serions les premiers satisfaits, et soulagés, si nous nous retrouvions soudain au chômage! Nous n’avons pas le choix: nous sauvons des vies à cause de cette situation macabre. Et cela n’a jamais été aussi difficile qu’aujourd’hui. La guerre en Ukraine a déplacé la solidarité. Dans ce contexte, c'est un défi encore plus grand d'être financé par le public. Nous avons moins de moyens alors que la pression financière est énorme: rien que le carburant pour nos bateaux a augmenté de près d'un million d’euros par rapport à l’année dernière.
Qu’attendez-vous des politiciens?
Sauver des vies devrait être une tâche étatique! Ce n’est pas normal que l’assistance à des personnes en immense danger de mort imminente dépendent des financements de particuliers, non? Ensuite, notre motif d’espoir est politique: il semble que les pays européens soient de plus en plus ouverts à une clé de répartition des migrants qui arrivent. Cela faciliterait notre travail et nous éviterait des situations absolument catastrophiques comme celle que nous vivons actuellement. Quiconque a des enfants en bas âge peut se rendre compte de ce que cela veut dire de se retrouver durant deux semaines en haute mer, entassés les uns sur les autres.
Vous dirigez l’antenne suisse de SOS Méditerranée. Est-ce que vous avez également des attentes vis-à-vis de notre pays?
La Suisse pourrait, en effet, faire honneur aussi bien à notre tradition humanitaire qu’à celle des bons offices et s’engager également dans la répartition. C’est un défi qui concerne tout le continent.