«Bond. James Bond.» La première fois que l’agent secret le plus célèbre du cinéma se présente, avec sa phrase caractéristique, nous sommes en 1962. Il a les traits de Sean Connery, ne le sait pas encore mais devra affronter le Dr. No, et allume négligemment une cigarette en pliant son adversaire, une ravissante jeune femme évidemment, au casino. La dernière fois que l’espion du MI6, les renseignements extérieurs britanniques, crève l’écran, c’est en 2021. Il ressemble alors à Daniel Craig et s’apprête – attention spoiler – à passer l’arme à gauche. Le faire mourir signe la fin d’un cycle et, croit-on alors à l’époque, le début d’un autre, avec un acteur plus jeune pour reprendre son costume et de nouvelles aventures.
Car après tout, le héros a survécu à tout: la fin de la Guerre froide, qui était pourtant sa raison d’être, son passage au blond, objet d’intenses polémiques, et même #MeToo, qui avait mis en lumière son sexisme crasse. Mais l’annonce, la semaine dernière, du rachat des droits, et donc du «contrôle créatif», de la saga James Bond par Amazon, fait craindre que cette fois-ci, 007 n’y survive pas. Et pour cause: le groupe de Jeff Bezos n’a pas tout à fait la même vision de l’agent que ses producteurs jusqu’ici. Celui qui n’a jamais été vaincu par aucun ennemi ni effets de mode pourrait-il se faire dévorer par l’ogre capitaliste?
De Cuba à la chute du mur de Berlin…
Pour saisir la capacité de résilience de James Bond, il faut revenir en 1995. C’est la date de la sortie de «GoldenEye», le premier film de l’ère Pierce Brosnan, qui succède à un Timothy Dalton démissionnaire. À l’époque, les fans retiennent leur souffle. Cela fait six ans que l’agent britannique a disparu des écrans. Une petite éternité si l’on observe la marche du monde. Entretemps, le mur de Berlin est tombé et le rideau de fer avec. Le héros de papier imaginé par Ian Fleming dans ses romans était plus inscrit dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.
Mais les aventures cinématographiques, elles, sont nées avec la Guerre froide, et ont toujours été marquées par elle. «James Bond 007 contre Dr. No» se fait l’écho de la crise des missiles à Cuba. Dans «On ne vit que deux fois», James Bond doit éviter l’escalade entre les deux blocs. «Moonraker» fait allusion à la course à la conquête spatiale entre les Etats-Unis et l’URSS. Et dans «Tuer n’est pas jouer», il est question de l’invasion soviétique en Afghanistan.
Certes, les intrigues souvent alambiquées permettent de ne pas perpétuellement rejouer un combat manichéen entre l’Est et l’Ouest. Mais la Guerre froide reste tout de même une toile de fond. Celle-ci terminée, contre qui James Bond va-t-il désormais pouvoir se battre? «GoldenEye» situe intelligemment le début de son histoire dans les années 1980, ce qui permet de capitaliser sur les reliquats de l’URSS. D’ailleurs, le générique de cet opus est l’un des plus ancrés historiquement: on y voit des faucilles, des marteaux et des statues de Lénine tomber et se briser…
…un héros qui s’adapte au monde
Dans les films suivants, l’intrigue se reporte sur les derniers pays communistes, de la Chine («Demain ne meurt jamais») à la Corée du Nord («Meurs un autre jour»). Puis, la menace devient de plus en plus invisible et intérieure, dans le sillage du traumatisme du 11 septembre. L’ennemi dans «Casino Royale» est un banquier, et non un Etat, «007 Spectre» s’intéresse au piratage des données personnelles, tandis que «Skyfall» s’ouvre avec un attentat dans les locaux des renseignements britanniques, à Londres même.
Des tensions internationales au règne de l’argent et à la montée des technologies, il y a donc un fossé que 007 a su franchir allègrement. Les films portés par Pierce Brosnan donnent un bon coup de polish à notre amateur de vodka-martini, qui commençait à s’engluer dans des histoires abracadabrantesques et des blagues vaseuses. Mais pas seulement en matière de géopolitique.
Quand les personnages féminins se rebellent…
La première fois que James Bond parle avec Moneypenny, mythique secrétaire de M, le patron du MI6, dans cet opus, celle-ci le renvoie dans les cordes. Et lui fait remarquer, avec un brin d’ironie, que sa manière de s’adresser à elle est inappropriée. «Ce genre d’attitude pourrait être qualifiée de harcèlement sexuel», balance-t-elle tout sourire à l’impudent. Quelques secondes plus tard, l’espion retrouve M. Qui n’est plus un patron mais, pour la première fois, une patronne, incarnée avec beaucoup d’autorité par Judi Dench, brillante actrice de théâtre.
A l’époque, «les producteurs décident de faire des personnages féminins un peu plus durs, un peu plus indépendants et agressifs, dans tous les secteurs du film», confiera le réalisateur de «GoldenEye», Martin Campbell, pendant la promotion. Personne ne crie au scandale wokiste – il est vrai que les réseaux sociaux n’existent pas – alors qu’il s’agit d’une véritable révolution. D’autant qu’un peu plus tard dans le film, M attaque Bond à la sulfateuse. «Je pense que vous êtes un dinosaure sexiste et misogyne. Une relique de la Guerre froide», déclare-t-elle abruptement entre deux lampées de bourbon.
L’universitaire Eva Krainitzki analyse ce personnage dans un article publié dans le «Journal of Aging Studies»: «Avec son discours féministe acéré, M apparaît comme une figure féministe au milieu d’un monde patriarcal. A l’inverse du stéréotype de la féminité jeune et hétéronormée incarnée par les 'Bond girls', l’autorité de M vient à la fois de sa position supérieure hiérarchiquement à celle de Bond, et de son attitude masculine.»
…et que #MeToo passe par là
Il faudra encore bien du temps et bien des films pour que James Bond se débarrasse vraiment de ses rapports problématiques avec les femmes. Le héros tel qu’incarné par Pierce Brosnan passe encore un temps déraisonnablement long à mettre toutes celles qu’il croise dans son lit. En réalité, c’est bien l’ère Daniel Craig qui change la donne. Sorti en 2006, «Casino Royale» dynamite les codes de la séduction bondienne avec des dialogues incroyablement modernes et une histoire d’amour vraiment fouillée entre l’espion et Vesper Lynd, incarnée par Eva Green.
Il reste encore un personnage féminin séduit puis tué – un motif récurrent pendant des décennies dans la saga – mais là aussi, les choses bougent. Dans «Skyfall», il n’y a d’ailleurs même pas de «Bond girl» et les deux derniers films sortis à ce jour montrent, eux aussi, une relation construite entre l’ex-éternel célibataire et le personnage de Madeleine Swann (joué par l’actrice française Léa Seydoux). James Bond arrête de batifoler jusqu’à compromettre ses missions et les personnages féminins sont de plus en plus badass. Dans «Mourir peut attendre», dernier opus sorti en 2021, le matricule 007 a été réattribué à une espionne, Nomi, et une autre, Paloma, maîtrise à la perfection le maniement des armes même en robe de soirée.
Un espion faillible et torturé
Même le personnage de James Bond change profondément avec l’arrivée de Daniel Craig. Et là encore, c’est le reflet de l’époque, qui ne goûte plus vraiment les héros monolithiques dont la mèche retombe impeccablement sur le front, même après une bataille homérique. L’acteur britannique ne fait pourtant absolument pas l’unanimité au départ. Blond aux yeux bleus, plus râblé que ses prédécesseurs, il ne correspond pas aux codes bondiens par excellence. Les fans sont ulcérés et inondent la production de messages injurieux. Daniel Craig est comparé à Shrek ou, pire, à Georges Lazenby, qui n’a incarné le personnage que sur un film («Au Service secret de Sa Majesté») tant sa prestation a été jugée mauvaise.
Les commentaires sur les sites des médias britanniques, relayés par des blogs intégralement dédiés au boycott de ce nouveau James Bond, deviennent des défouloirs. «Il ressemble à un méchant qui se fait tuer dès la scène d’ouverture», peste l’un. «C’est une honte que le seul personnage anglais dont on puisse être vraiment fier ressemble désormais à un distributeur de journal gratuit», éructe un autre.
Daniel Craig se révèle pourtant plus proche du personnage imaginé par Ian Fleming dans ses livres: un espion torturé, qui n’agit pas toujours pour le bien commun mais peut se montrer cruel et perclus de rancune. Avec lui, James Bond devient véritablement intéressant pour lui-même, et pas seulement ses aventures rocambolesques. D’autres personnages masculins secondaires participent d’ailleurs aussi de cette modernité, notamment celui de Q. Le vieux savant un peu fou de l’époque Sean Connery-Roger Moore-Timothy Dalton-Pierce Brosnan a laissé sa place à un jeune geek dont on découvre, au détour d’une scène furtive, qu’il est en couple avec un homme.
James Bond perd ses parents
Et puis Daniel Craig a raccroché les gants. Depuis, les rumeurs vont bon train sur l’acteur susceptible de le remplacer, de Robert Pattinson à Aaron Taylor-Johnson, en passant par Idris Elba. Lequel saura, justement, se couler à la fois dans le moule bondien et dans son époque pour ne pas devenir l’espion ringard? En réalité, la véritable bataille pour préserver James Bond ne se joue pas tant du côté du casting que de celui de la production.
Depuis 1962, tout le processus créatif autour du héros britannique tient dans les mains d’une famille: les Broccoli. Albert, le père, a fondé la holding qui s’occupe des droits intellectuels et du business de l’espion. Au sein de cette holding, la filiale EON productions s’occupe de la partie créative. A sa mort en 1996, sa fille Barbara et son beau-fils, Michael G. Wilson, prennent la suite. Concrètement, rien ne se décide sans eux.
Les Broccoli ont un droit de regard sur tout, du choix de l’acteur pour incarner le personnage jusqu’à la moindre olive dans la vodka-martini, en passant par chaque ligne de dialogue. Une mainmise qui n’a pas toujours facilité la fabrication des films – certains réalisateurs, comme Christopher Nolan, ont refusé de participer à la saga car ils n’auraient pas eu les coudées franches – mais a tout de même permis de préserver l’essence d’un héros de cinéma.
Comment survivre au nouveau monde économique?
Seulement voilà, le monde de l’audiovisuel a changé et, à l’heure où les salles de cinéma sont désertées aux Etats-Unis, les plateformes de streaming pèsent de plus en plus lourd dans la balance. En 2022, premier coup de tonnerre: Amazon rachète la MGM, mythique studio qui produit tous les James Bond. Dans son viseur figure évidemment le joyau de la couronne britannique, qui justifie de dépenser près de 9 milliards de dollars dans l’opération.
Les Broccoli conservent leur droit de regard mais les relations se tendent avec Amazon. Les premiers considèrent que 007 est un produit de luxe, à réserver pour les grandes occasions. Ils conçoivent chaque film comme un événement et ne veulent les faire ni trop vite ni trop nombreux. Surtout, ils refusent catégoriquement que James Bond aille s’encanailler dans des séries. En face, le groupe de Jeff Bezos regrette une manne inexploitée.
La semaine dernière, c’est le second qui a gagné ce bras de fer, en obtenant tous les droits créatifs autour de l’espion et la mise en retrait des Broccoli. Selon «Deadline», Amazon a déboursé un milliard supplémentaire pour y parvenir et a vaincu Barbara Broccoli à l’usure. «C’est une battante», confie une source au média américain. «Mais elle a fini par être fatiguée de se battre.» Amazon a désormais toute la liberté pour étendre l’univers de James Bond. Y aura-t-il un spin-off autour du personnage de l’espionne cubaine Paloma? Un autre sur Q ou Moneypenny? Une suite avec la fille de James Bond et Madeleine Swann?
Le modèle qui reste dans toutes les têtes est celui de la saga Star Wars, rachetée par Disney et depuis déclinée en une multitude de films et de séries de qualité variable. Ou de Marvel, qui a essoré tous ses filons et aligne désormais un nombre impressionnant de longs-métrages sans intérêt. La presse britannique ne cache ni son inquiétude ni celle des fans de la première heure. L’espion va-t-il céder sa singularité, vaincu par un nouveau système économique qui, en le démultipliant, risque de le banaliser, voire de le faire disparaître? A cette heure, nul ne sait si le dernier grand héros du cinéma est aussi éternel que les diamants.