Anatomie d'une chute
Karla Sofía Gascón, de la gloire de Cannes au scandale des Oscars

L’actrice principale du film «Emilia Pérez», première femme trans récompensée au Festival de Cannes, avait une autoroute devant elle pour renouveler l’exploit aux Oscars. Mais l’exhumation de tweets racistes a tout compromis.
Publié: 09:06 heures
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Dernière mise à jour: 09:09 heures
Récompensée à Cannes, Karla Sofía Gascón était pressentie pour un Oscar avant que la polémique autour de ses tweets ne surgisse.
Photo: AFP PHOTO ETIENNE LAURENT
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Margaux BaralonJournaliste Blick

L’image d’elle derrière le pupitre des récompensés, palme posée sous ses yeux embués par l’émotion, est restée. En mai dernier, Karla Sofía Gascón est venue récupérer le prix d’interprétation féminin au Festival de Cannes. Elle a été récompensée avec trois autres actrices, Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz, pour leur performance dans «Emilia Pérez», du réalisateur français Jacques Audiard. Les palmes d’interprétation collectives sont rares; les palmes remises à une personne trans étaient jusqu’ici inexistantes. «C’est très beau d’être un exemple», déclare alors la gagnante. «Un exemple que les rêves se réalisent.»

Moins d’un an plus tard, le rêve est devenu cauchemar. Pour elle, mais aussi pour toute l’équipe du film, pourtant partie conquérante dans les cérémonies de récompenses avec des dizaines de nominations. En pleine campagne pour les Oscars, des messages racistes écrits par Karla Sofía Gascón sur les réseaux sociaux ont été déterrés. 

Alors que la cérémonie, dont la prochaine édition se tient le 2 mars, a toujours été très politique, il est plus que probable que l’actrice, qui aurait pu marquer l’Histoire, reparte bredouille. Au-delà même des prix sur lesquels il faudra faire une croix, cette chute vertigineuse est devenue le symbole d’une faillite totale de la communication d’un géant du streaming que l’on pensait imbattable en marketing: Netflix.

Une actrice «incroyablement libre»

Lorsqu’il rencontre Karla Sofía Gascón pour la première fois en casting, Jacques Audiard est loin de se douter que tout cela va mal se terminer. Au contraire. Nous sommes en janvier 2022 et le réalisateur français est désespéré. Il prépare un long-métrage à l’ambition démesurée, l’histoire d’une ex-narcotraficante trans mexicaine, décidée, une fois sa transition effectuée, à réparer ses erreurs passées. 

«
Je ne me suis même pas posé la question de comment je la trouvais. C’était elle, tout simplement
Jacques Audiard, réalisateur du film «Emilia Pérez»
»

Le pitch est déjà risqué, la forme l’est encore plus: ce sera une comédie musicale en espagnol, langue que le cinéaste ne comprend pas et parle encore moins. Mais Jacques Audiard bute sur un problème insoluble. Malgré des dizaines d’auditions, impossible de trouver son actrice principale. Jusqu’à ce que Karla Sofía Gascón, 50 ans, se présente à lui. «Je ne me suis même pas posé la question de comment je la trouvais. C’était elle, tout simplement», nous confiera le réalisateur au moment de la promotion du film. «Parce qu’elle était incroyablement libre.»

Karla Sofía Gascón est née dans une famille ouvrière de la banlieue nord de Madrid en 1972. Bercée par les succès des années 1980, des «Goonies» au «Retour du Jedi», elle sait très vite deux choses. D’abord, qu’elle se sent plus fille que garçon. Ensuite, qu’elle veut jouer. Atteindre ces deux objectifs prendra du temps. Après des années de figuration et de publicité dans son pays natal, c’est au Mexique que se construit la quasi-intégralité de sa carrière d’actrice. Les telenovelas lui apportent peu à peu un certain succès. Et en 2013, la comédie «Nosotros los nobles», véritable carton, lui apporte la stabilité financière dont elle a besoin pour entamer définitivement sa transition.

Comme un conte de fées

De cette époque très mouvementée, marquée notamment par la rupture douloureuse avec une sénatrice mexicaine qui est sa maîtresse – l’actrice, mariée à la même femme depuis trente ans, est en couple libre – Karla Sofía Gascón tire une autobiographie romancée très noire, parue en 2018, dans laquelle elle exorcise ses pensées suicidaires. Le projet «Emilia Pérez» vient panser ses plaies. 

Pendant des mois, la comédienne aide Jacques Audiard à réécrire son script pour éviter les clichés. «Tout ce que j’ai pu apprendre de la transition, c’est elle qui me l’a enseigné», confie le cinéaste. Elle le convainc par ailleurs de jouer les deux rôles: celui d’Emilia Pérez et celui de Manitas, le même personnage avant sa transition. Alors forcément, lorsque Karla Sofía Gascón débarque sur la scène de remise des récompenses le dernier soir du Festival de Cannes, l’ambiance est celle d’un conte de fées. 

Cette palme, c’est un pied de nez aux transphobes qui ont pignon sur rue. L’actrice enfonce le clou dans son discours: «Comment ne pas parler de toutes les personnes trans qui souffrent toute la put*** de journée? De la haine et du dénigrement? Ce prix est pour vous.» Dans les semaines qui suivent, la promotion du film bat son plein. D’abord en Europe, puis aux États-Unis au mois de novembre. La route vers la fameuse «saison des prix», comme on appelle le début d’années à Hollywood, quand se succèdent des cérémonies telles que les Golden Globes, les Bafta (en Grande-Bretagne), les Critics Choice Awards puis les Oscars, semble alors toute tracée.

Une campagne bien rodée…

Tous les professionnels du cinéma le savent depuis que «Shakespeare in Love» a arraché l’Oscar du meilleur film en 1999: ces cérémonies relèvent plus de la politique que du septième art. Avoir fait un bon film ne suffit jamais, il faut le promouvoir. Faire campagne sérieusement. À l’époque, le producteur de ce film historique avec Gwyneth Paltrow est un certain Harvey Weinstein, et n’est pas encore condamné à 16 ans de prison pour viol. Face à son long-métrage, la concurrence est rude. Steven Spielberg semble faire la course en tête avec «Il faut sauver le soldat Ryan». Harvey Weinstein appelle tous les votants, mais aussi les journalistes, pour faire changer le cours des choses. Et emporte la mise.

Les acteurs et le réalisateur du film «Emilia Pérez», lors de la cérémonie des Golden Globes le 05 janvier 2025 à Beverly Hills.
Photo: Getty Images

Vingt-six ans plus tard, Netflix emploie des méthodes plus subtiles mais le principe est le même. Le géant du streaming est le diffuseur d’«Emilia Pérez» aux États-Unis. Et pour lui, c’est l’occasion ou jamais de s’emparer enfin de la statuette qui lui manque toujours: celle de meilleur film. Son meilleur argument, lui semble-t-il, s’appelle Karla Sofía Gascón. La première actrice trans nommée de l’histoire de l’Académie, alors que les États-Unis viennent de réélire Donald Trump et son programme particulièrement transphobe, voici de quoi séduire un milieu toujours farouchement démocrate. 

La communication est bien rodée. Il faut dire qu’elle est coordonnée par Lisa Tabac, qui a tout appris d’Harvey Weinstein lui-même. D’abord, Netflix choisit de soumettre la candidature de la comédienne espagnole dans la catégorie meilleure actrice de premier rôle, reléguant sa partenaire Zoe Saldaña à celui de second rôle, ce qui n’a rien d’évident au regard de leur temps d’écran respectif. Ensuite, elle lui organise une tournée des popotes de compétition, de talk shows en soirées, en passant bien sûr par sa tête sur des affiches à peu près partout à Los Angeles. Et cela fonctionne très bien au début: avec 13 mentions, «Emilia Pérez» est le film comptant le plus de nominations aux Oscars.

… qui soudain déraille

Comment expliquer, alors, que tant d’énergie et d’argent aient été déployés sans que personne ne pense à commencer par le commencement: expurger les réseaux sociaux de la nouvelle star de tout commentaire potentiellement gênant. Le 28 janvier dernier, Sarah Hagi, journaliste canadienne indépendante, exhume des messages postés par Karla Sofía Gascón entre 2018 et 2021. Elle qualifie l’islam de «foyer infectieux pour l’humanité», qualifie George Floyd, un homme noir tué par un policier blanc aux États-Unis, «d’escroc toxicomane», et critique même… les Oscars, qu’elle compare à «un festival afro-coréen, une manifestation Black Lives Matters ou la journée internationale des droits des femmes».

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Ils se sont donnés pour mission de chercher et de rassembler tout ce que j’ai pu dire ou écrire à une certaine époque [...] pour donner l’impression que [je suis] une mauvaise personne
Karla Sofía Gascón
»

La machine s’emballe tout de suite. L’actrice supprime son compte X et s’excuse dans un communiqué relayé par Netflix le 31 janvier. Mais le hiatus énorme entre ses prises de parole depuis plusieurs semaines, toutes se concentrant sur les campagnes de «haine» transphobe dont elle est victime sur Internet, et ses propres comportements, est trop grand pour susciter l’empathie. D’autant que très vite, Karla Sofía Gascón dérive. Et que Netflix perd le contrôle de sa communication.

Lâchée par tout le monde

Le 2 février, la comédienne donne une interview de près d’une heure à la version espagnole de CNN pour s’expliquer. Et si elle commence par présenter ses «excuses les plus sincères», la quinquagénaire se montre aussi très vindicative, assurant que plusieurs messages ont été mal interprétés, voire fabriqués de toute pièce pour lui nuire en pleine campagne pour les Oscars. «Ils se sont donnés pour mission de chercher et de rassembler tout ce que j’ai pu dire ou écrire à une certaine époque [...] pour donner l’impression que [je suis] une mauvaise personne et pouvoir [m’]effacer pile au moment où cela fait le plus de dégâts, en période de votes», déclare-t-elle, sans jamais préciser qui est ce «ils».

Selon le «Hollywood Reporter», cette interview a été organisée directement par Karla Sofía Gascón, sans en parler à qui que ce soit, pas même au distributeur du film. Netflix réagit immédiatement en annulant la venue de l’actrice à Los Angeles à partir du 7 février. Comme le raconte «Variety», le groupe de streaming fait volte-face en matière de communication. Sur les sites internets, les affiches et les plateaux de télévision, Zoe Saldaña remplace sa partenaire espagnole. Netflix coupe aussi les robinets de la promotion, en refusant de payer pour les déplacements, les vêtements et les mises en beauté de Karla Sofía Gascón, contrainte de se débrouiller seule.

Le reste de l’équipe du film la lâche également. À «Deadline», Jacques Audiard, autrefois dithyrambique, confie ne pas avoir parlé à son actrice et n’avoir aucune intention de le faire. «Ce qu’elle a dit est inexcusable», assène-t-il. «Elle est dans une approche auto-destructrice et je ne comprends vraiment pas qu’elle continue.» Zoe Saldaña se dit «triste et déçue» en conférence de presse. Durant une masterclass publique, Selena Gomez avoue qu’«un peu de la magie» du film a disparu avec ce scandale.

La part obscure

Et plus personne, au sein de l’équipe, ne semble vraiment croire à une razzia aux Oscars, comme elle pouvait l’espérer au début. Les autres cérémonies de récompenses sont d’ailleurs elles aussi compromises. Lors du dîner des nommés aux César, les prix du cinéma français, ce lundi 10 février, seul son producteur représentait «Emilia Pérez». Il n’a accordé aux journalistes présents que de la méfiance.

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Ce que je partage avec Emilia, c’est l’idée qu’on a tous une part obscure, une vérité qu’on contient, mais qui finit toujours par sortir
Karla Sofía Gascón
»

Karla Sofía Gascón n’est pas la seule raison qui explique l’essoufflement de la campagne du film. Avant même que ses tweets racistes soient retrouvés, plusieurs polémiques avaient frappé l’oeuvre de Jacques Audiard. D’abord venant du Mexique, où la représentation du narcotrafic local a fait grincer bien des dents, d’autant qu’«Emilia Pérez» a été intégralement tourné en studio en région parisienne et n’affiche quasiment aucun Mexicain au casting, à l’exception d’Ariana Paz. Mais une partie de la communauté LGBTQIA+ a aussi exprimé son mécontentement face au traitement du sujet de la transition dans le film, souvent comparé à la mort.

Reste que Karla Sofía Gascón symbolise cette chute brutale des sommets de la gloire jusqu’aux tréfonds de l’opprobre. Certaines de ses déclarations après le triomphe cannois semblent d’ailleurs étrangement prophétiques. «Ce que je partage avec Emilia, c’est l’idée qu’on a tous une part obscure, une vérité qu’on contient, mais qui finit toujours par sortir», disait-elle au magazine «Trois Couleurs» pendant le Festival. «Que vous soyez une trafiquante de drogues ou une idiote, comme moi!»

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