Crinière crise clairsemée, peau tachée par le soleil, l’homme a un faux air d’Al Pacino, avec lequel il a au moins un point commun: l’art d’incarner un personnage. Errol Musk fait partie de ces «pères de» auxquels on n’accorde de l’importance que pour essayer de comprendre leur progéniture. La sienne, Elon, milliardaire, homme d’affaires et désormais pleinement investi dans la politique américaine aux côtés de Donald Trump, est une énigme. Alors forcément, le père suscite lui aussi bien des interrogations. Pas de chance: le mystère autour d’Errol est presque aussi épais que celui autour de son fils. Est-il fou? Inconscient? Ou, au contraire, très conscient d’être scruté, et donc d’avoir l’occasion de dérouler d’un côté un storytelling digne d’un roman d’aventures, de l’autre ses idées réactionnaires?
Dans la biographie «Elon Musk, l’entrepreneur qui va changer le monde», publiée par le journaliste Ashlee Vance en 2016, soit il y a une petite éternité tant effectivement le monde a changé depuis grâce à (ou à cause de) lui, Elon lui-même prévient l’auteur: on ne peut jamais faire confiance à ce que raconte son père. La première femme d’Errol, Maye, se ferme également quand on parle de son ex-mari. «Personne ne s’entend avec lui, il n’est gentil avec personne», peste celle qui l’accuse par ailleurs de violences conjugales – ce qu’il dément.
«Un individu horrible»
Ces deux-là ont été mariés une dizaine d’années, entre 1970 et 1979, et fait trois enfants. Elon Musk est l’aîné et restera avec son père après le divorce. Depuis quelques années, il ne cesse de raconter à quel point son enfance a été difficile. En 2017, il fond même en larmes en pleine interview avec le magazine américain «Rolling Stones» en parlant de son géniteur. «C’était un individu horrible, vous n’avez même pas idée. Il a toujours un plan diabolique en tête. Presque tous les crimes auxquels vous pouvez penser, il les a commis. Presque toutes les choses machiavéliques qui vous passent par la tête, il les a faites.» Errol Musk n’admet que trois meurtres, ceux de cambrioleurs, pour lesquels il aurait été blanchi au nom de la légitime défense. Mais l’usage du conditionnel est de mise tant les versions de son histoire se suivent mais ne se ressemblent pas.
Le septuagénaire a par ailleurs un point de vue bien différent sur les jeunes années d’Elon Musk passées à Pretoria. «Mon fils dit qu’il a détesté son enfance en Afrique du Sud pour s’attirer la sympathie mais c’est faux. Il est toujours allé à l’école en Rolls-Royce, on a toujours eu un jet privé. On avait un jacuzzi, un cours de tennis, une salle de sport, des pur-sang. On avait tout», détaille-t-il dans une interview de près de deux heures au podcast «Wide Awake», diffusée il y a quelques jours. «Avec moi, c’était des motos, du ski nautique, de l’équitation, des steaks et des hamburgers.» Soit, selon Errol Musk, qui n’accorde d’importance qu’à la réussite matérielle et voue aux gémonies tout ce qui peut ressembler à un végétarien, la définition d’une vie parfaite.
Une passionnelle histoire d’amour avec… l’argent
En cela, le père et le fils se ressemblent beaucoup. Né en 1946 d’une mère anglaise et d’un père qui combattra pendant la Seconde Guerre mondiale et en reviendra traumatisé, Errol Musk se vante auprès de «Libération» d’être un prodige («très bon élève, je suis devenu un excellent ingénieur») et dans le «Wide Awake Podcast» d’avoir amassé beaucoup d’argent rapidement. «À 26 ans [quand il épouse Maye], j’ai acheté une maison qui appartient aujourd’hui à un ambassadeur européen. C’était probablement l’une des cinq plus belles maisons de Pretoria.» Un chef à domicile, une petite dizaine de domestiques, «aucun homme ne pouvait rivaliser avec moi», assène-t-il.
Il est encore plus direct auprès de «Libération»: «L’argent et moi, on s’adore, c’est une longue et passionnelle histoire d’amour.» Mais contrairement à son fils, dont une grosse partie de la fortune est constituée d’actifs et d’actions, Errol Musk l’aime sonnant, trébuchant et très concret. Des grosses voitures, des maisons, les larges espaces de l’Afrique du Sud, voilà ce qui plaît à celui qui, en revanche, répond aux questions du «Wide Awake Podcast» en vieux t-shirt noir et sneakers trouées, orteils apparents.
Mensonges et complotisme
Elon Musk reconnaît devoir à son géniteur son goût pour l’ingénierie mais pas sa fortune. Sur X, le réseau social qu’il a racheté en 2022, il déclare d’ailleurs être arrivé au Canada à 17 ans avec 2500 dollars en poche pour finir ses études, son père lui ayant coupé les vivres. Il se serait ensuite endetté et ne devrait rien à un quelconque héritage. Mais là encore, il y a plusieurs versions de l’histoire. Selon Ashlee Vance, Errol Musk aurait tout de même donné 28’000 dollars à son fils pour lancer sa première start-up. Surtout, le patriarche se vante d’avoir ouvert des mines en Zambie qui lui auraient rapporté beaucoup. Diamants ou émeraudes, là encore, le récit change en fonction des périodes et des personnes qui posent la question. «Il n’y a aucune preuve de mine d’émeraude», tranche Elon Musk. Voilà peut-être le deuxième point commun du père et du fils: un rapport compliqué avec la vérité.
Errol Musk est ouvertement complotiste. Pour lui, Barack «Obama est un queer marié à un homme qui s’habille comme une femme», explique-t-il au «Wide Awake Podcast», face à de très molles protestations. Sa source? «Tout le monde le sait, vous pourrez regarder sur Internet.» Les Clinton, eux, «ont tué plus de 100 personnes». Le FBI est corrompu et aurait géré Twitter avant le salutaire rachat de son fils. Quant à Keir Starmer, le premier ministre britannique, ce serait un espion russe. Et surtout, ne lui parlez pas de la polémique autour du salut nazi d’Elon, ce n’en est évidemment pas un.
Père et fils alignés politiquement et sociétalement
Car aujourd’hui, père et fils sont aussi alignés politiquement, et alignés très à droite. Cela n’a pas toujours été le cas. En 2016, Errol Musk est déjà trumpiste alors qu’Elon soutient Hillary Clinton. Selon le premier, ce différend les éloignera longuement. En 2020, le gouffre est toujours là, avec un patron de Tesla qui fait un don pour la campagne de Joe Biden et un patriarche sud-africain qui ne bouge pas d’un iota. Depuis, au gré des déceptions économiques et politiques, le fils a fait du chemin.
Et en entendant Errol, on a l’impression d’écouter Elon. Mêmes diagnostics sur l’état de la société occidentale, «ce monde de faibles et d’enfants gâtés» (à «Libération»), même avis sur les gens de gauche qui ont «des germes dans le cerveau» (au «Wide Awake Podcast»), même vision du management: «Garder ceux qui peuvent faire des choses, virer ceux qui ne peuvent pas.» Toujours au micro, le père confirme aussi un même sexisme profondément ancré. «Le monde occidental a beaucoup de problèmes parce que l’âge légal du mariage n’est pas fixé à 12 ans», explique-t-il en suivant une implacable logique. «Les gens s’engagent dans des relations très sexuelles bien avant de se marier. Dans le reste du monde, jamais les hommes ne prendraient des femmes de seconde main. En Occident, vous rencontrez une femme, vous la trouvez sympa et elle vous dit qu’elle a déjà connu 135 hommes. Vous en voulez encore? Non, vous n’en voulez plus. À moins que quelque chose cloche chez vous.»
Trop de virilisme pour une seule famille
Les relations d’Errol Musk avec les femmes sont tout aussi compliquées que celles de son fils. Sur le nombre total d’enfants, le patriarche est derrière (7 contre 12) mais sur la complexité des mariages, il remporte le match haut la main. Car après Maye, Errol Musk épouse Heide Bezuidenhout, une jeune veuve mère d’une petite fille, Jana. Le couple ne s’entend pas et divorce au bout de deux ans, en 1994. Quatre ans plus tard, ils se retrouvent et, en 1999, se remarient. Nouveau divorce en 2004, alors que la famille a essayé de déménager aux Etats-Unis, où Heide Bezuidenhout ne se plaît pas du tout. En 2016, Jana, qui a désormais trente ans, est hébergée chez Errol Musk pendant trois semaines. «On s’entend très bien, on passe beaucoup de temps ensemble», résume celui qui a alors 70 ans. Ce qu’il faut comprendre, c’est que son ex-belle-fille tombe enceinte de lui. Aujourd’hui, ils ont deux enfants et Errol Musk ne voit pas le problème.
Pourquoi donc le patriarche est-il aussi ambivalent envers son fils, dont il diminue les mérites («Ce qu’il fait, je l’ai fait avant») quand il ne le critique pas ouvertement? En réalité, c’est l’intime qui les sépare. Au «Wide Awake Podcast», Errol Musk se plaît à répéter qu’Elon avait du mal avec les filles. Il estime que c’est un «mauvais père», alors que lui s’est montré très disponible pour ses enfants. Comme si la cellule familiale était trop petite pour accueillir autant de virilisme et d’ego masculin.