A les voir, les puissants dorment encore sur leurs deux oreilles. En témoigne l’apparente décontraction de Paul Bulcke, président du conseil d’administration de Nestlé, tout sourire dans son bain de foule devant la billetterie du théâtre veveysan du Reflet, le mercredi 11 décembre dernier, sans aucun garde du corps visible. Et pourtant, la fureur de l’actualité aurait de quoi faire cauchemarder jusqu’aux plus grands et fortunés.
L’horreur commence à l’aube du 4 décembre, à New York, avec le cliquetis de douilles venant percuter le sol. Le lourd fracas d’un corps qui s’effondre talonne ce léger bruit métallique. Brian Thompson, directeur général de UnitedHealthcare, la principale compagnie d’assurances des Etats-Unis, vient d’être abattu en plein cœur de la ville souvent considérée comme la plus sûre du pays. Tout est capté par une caméra de surveillance au pied d’un hôtel de Manhattan. On distingue sur les images dévoilées au public un jeune homme encapuchonné tirer sans trembler à plusieurs reprises dans le dos de la victime, décédée peu après à l’hôpital.
L’Oncle Sam se met en état d’alerte: avant de comprendre pourquoi, il faut trouver qui. Le tireur pourrait tuer de nouveau, il faut rapidement le neutraliser! S’il vit toujours, il devra rendre des comptes. Une prime de 60 000 dollars est articulée et la traque menée au pas de charge prend fin une poignée de jours plus tard, le lundi 9 décembre, dans un restaurant McDonald’s de la ville d’Altoona, en Pennsylvanie, à 500 kilomètres de la scène du crime. Démasqué par un employé de la chaîne de restauration rapide, le suspect est arrêté pour «possession d’armes à feu». Le monde découvre à cette occasion le nom de Luigi Mangione et son profil de gendre idéal. Tandis que les chaînes américaines d’information en continu pourfendent avec émotion cet assassinat, une armée d’utilisateurs des réseaux sociaux se prend de passion pour le tueur présumé de Brian Thompson.
Luigi Mangione a 26 ans. Il est beau, blanc, diplômé d’une université prestigieuse et issu d’une famille aisée de Baltimore, dans le Maryland. Ses épais – mais dessinés – sourcils viennent surligner un regard aussi marron que profond. Ses abdominaux saillants et sa mâchoire sculptée font baver en ligne. Mais c’est surtout son message qui semble pénétrer les esprits. Souffrant de sérieux maux de dos, selon ses amis qui se répandent dans la presse, Luigi Mangione s’intéresserait aux nombreux défauts du système de santé américain. Lors de son arrestation, la police déclare avoir retrouvé sur lui un manifeste acerbe à ce propos, relate en substance Le Figaro.
L’enfer des coûts de la santé
Dans ce document, le jeune homme décrit le système de santé états-unien comme étant «le plus coûteux du monde, alors que l’espérance de vie d’un Américain est classée au 42e rang mondial». Il étoffe son pamphlet en dénonçant des compagnies d’assurances santé qui «continuent d’abuser de [son] pays pour en tirer un immense profit, simplement parce que les Américains les ont laissées faire». «Franchement, ces parasites l’ont bien mérité», vitupère-t-il.
Année après année, les primes et les coûts de la santé font toujours davantage mal au porte-monnaie de la population suisse. Outre-Atlantique, la situation est encore moins respirable. Cela ne date pas d’hier: le Congrès s’écharpe depuis un siècle sur la question d’une assurance maladie publique. Le président républicain Theodore Roosevelt, animé de convictions progressistes, en parlait déjà, mais fut devancé à l’élection de 1912 par le candidat démocrate Woodrow Wilson.
Après différentes tentatives plus ou moins abouties, c’est finalement le démocrate Barack Obama qui dessine la promesse d’une «assurance santé universelle» au niveau fédéral et redonne espoir à beaucoup de gens n’ayant pas les moyens de se soigner. L’objectif de la réforme surnommée «Obamacare»? Eviter environ «45 000 décès par an», attribués à une couverture santé inadéquate, relevait Le Monde en mars 2010, deux semaines avant la promulgation de la loi.
Un Robin des bois moderne
Cette enivrante utopie s’est toutefois heurtée à la realpolitik: des luttes de pouvoir et des manœuvres tactiques, dont celles d’un certain Donald Trump notamment. On doit à Michel Audiard cette saillie: «Dans la vie, on partage toujours les emmerdes, jamais le pognon.» Soixante ans après le film «Cent mille dollars au soleil», rien n’a changé.
C’est encore plus vrai concernant le financement de la santé. Ajoutez à ce contexte américain déjà tendu le fait que UnitedHealthcare, dirigée par Brian Thompson – 50 millions d’assurés et 16,4 milliards de dollars de bénéfices en 2023 –, collectionne les critiques sur différentes décisions jugées injustes par ses détracteurs et vous obtenez tous les ingrédients d’un cocktail redoutablement explosif. Il n’en fallait donc pas plus pour que des internautes célèbrent Luigi Mangione comme s’il s’agissait d’un Robin des Bois des temps modernes.
Des publications likées plusieurs centaines de milliers de fois l’érigent même au rang de saint homme. Alors qu’une partie de la population voit en lui un héros qui s’est dressé contre un système arbitraire, à l’instar de la porte-parole du parti politique français Lutte ouvrière Nathalie Arthaud qui le baptise «justicier individuel», un culte déconcertant sur internet va croissant. Luigi Mangione, un peu comme avant lui Theodore Kaczynski, plus connu sous le pseudonyme Unabomber, n’est pas qu’un simple tueur. C’est une icône de la pop culture, avant même que Netflix n’ait le temps de se demander s’il est opportun de s’emparer de son histoire.
Cette adoration immorale en tout point suscite parallèlement un vif malaise. Karine Jean-Pierre, porte-parole de la Maison-Blanche, qualifie d’inacceptable «le recours à la violence pour lutter contre la cupidité des entreprises». Josh Shapiro, gouverneur démocrate de Pennsylvanie, tonne quant à lui que «[Luigi Mangione] n’est pas un héros: aux Etats-Unis, nous ne tuons pas de sang-froid pour résoudre les divergences politiques ou exprimer un point de vue».
L’origine du mal
Ces déclarations aussi fermes qu’officielles ne suffiront pas à refroidir les vapeurs de ceux qu’il faut bien qualifier de fans, voire d’adeptes, de Luigi Mangione. Une «mania» qui replace au centre des considérations une question philosophique fondamentale triturant les cerveaux depuis la nuit des temps, de Socrate aux auteurs ecclésiastiques majeurs: d’où vient le mal? Derrière cette tentaculaire problématique, pléthore d’interrogations abondamment débattues dans les amphithéâtres des universités: en se focalisant sur l’individu méchant, n’oublions-nous pas les conditions matérielles et sociales dans lesquelles il agit?
Si nul n’est méchant volontairement, comme le postule l’antique Athénien, n’est-ce pas parce qu’elle y est contrainte par la pauvreté ou par l’exclusion qu’une personne enfreint la loi? Y a-t-il lieu alors de l’absoudre? Et puis, pourquoi le méchant est-il mis au ban de la société? Les méchants ne sont-ils pas systématiquement ceux qui ont des intérêts politiques opposés aux nôtres, ceux des dominants? Luigi Mangione peut éventuellement incarner le visage de toutes ces réflexions existentielles.
Elles ne doivent néanmoins pas faire oublier l’effroyable – et terre à terre – réalité: Brian Thompson, 50 ans, a été exécuté en pleine rue alors qu’il affrontait à pied le petit matin glacial de la Grosse Pomme en direction de son travail. Ce père de famille apprécié, décrit comme «humble», laisse derrière lui sa femme, Paulette, et leurs deux enfants.
Cet article a été publié initialement dans le n°51 de L'illustré, paru en kiosque le 19 décembre 2024.
Cet article a été publié initialement dans le n°51 de L'illustré, paru en kiosque le 19 décembre 2024.