Christine Jamet, vous avez du personnel sur le terrain à Marioupol. Les tentatives d’évacuer les civils de la ville assiégée par les forces russes ce week-end ont toutes échoué. Comment se portent vos collaborateurs?
Christine Jamet: Nos équipes sont en hibernation. A Marioupol, elles essaient de survivre au conflit. Elles souffrent de plein pot les effets de la guerre. La ville est assiégée et régulièrement bombardée. Cela fait plusieurs jours qu’il n’y a plus d’électricité, plus d’eau, plus de chauffage. Nous apprenons par ailleurs que la nourriture s’amenuise.
Avez-vous la possibilité de leur venir en aide?
Nous sommes en contact avec elles mais on ne peut pas les extraire de Marioupol. Les corridors humanitaires se sont tous révélés impossibles à utiliser pour l’instant.
Est-ce du personnel suisse, international ou ukrainien?
Ce sont des Ukrainiens avec qui nous travaillons depuis des années. Nous avons lancé nos actions en 2014, depuis le début du conflit dans l’est ukrainien. Nos collaborateurs n’ont pas pu être évacués avant que la ville ne soit bouclée. Leurs projets sont actuellement tous suspendus: plus rien ne se fait. Ils vivent dans des caves. Faute d’eau courante, ils doivent récolter de la neige et de l’eau de pluie.
Que pouvez-vous faire sur place en Ukraine, actuellement?
Une équipe à Lviv et une autre qui bouge vers Vinnytsia pour renforcer les structures médicales sur cet axe. Nous avons fait des donations de kits de prise en charge de blessés à quatre hôpitaux à Kiev, Marioupol, Kramatorsk et Pokrovsk. Il s’agit de kits de traumatologie pour leur permettre de prendre en charge des blessés et des pathologies urgentes. La vie ne s’arrête pas avec la guerre: les femmes enceintes continuent d’accoucher, les gens tombent toujours malades. L’Ukraine représente notre urgence majeure aujourd’hui, à côté du Soudan du Sud, un conflit d’ampleur similaire dont personne ne parle, d’ailleurs. Nous avons par ailleurs mis en place une formation sur la prise en charge des afflux de blessés avec plusieurs structures hospitalières de Lviv. Nous renforçons également notre service d’assistance psychologique par téléphone. Nous assurons des livraisons de biens de première nécessité aux alentours de Lviv, qui est réellement devenu le centre opérationnel de la réponse humanitaire, l’endroit où les réfugiés convergent et où les services d’aide humanitaire réceptionnent le matériel avant de le renvoyer à d’autres endroits plus chauds.
Vous avez des équipes à Lougansk et Donetsk, villes situées dans les régions séparatistes de l’Est. Comment se portent-elles?
Certains ont pu sortir en avance, d’autres sont encore sur place. Ce n’est pas facile de laisser derrière soi tout ce qu’on a mis en place, tout ce qu’on a construit. Beaucoup de gens, d’ailleurs, refusent de quitter leurs foyers et restent dans les zones contrôlées par la Russie. A Lougansk et Donetsk, nos collaborateurs tentent de se préparer si le conflit devait parvenir jusqu’à eux.
Quelle est votre réaction face à l’impossibilité de venir en aide à vos collègues assiégés?
On se sent extrêmement démunis, non seulement envers nos collègues, mais également en tant qu’acteur humanitaire: nos équipes ont besoin d’aide, mais les populations de la ville également. Nous n’avons aucun moyen d’y répondre, malheureusement. Cela crée énormément de tristesse. Tout ce que nous pouvons faire, c’est rester en contact avec nos gens sur place et multiplier les plaidoyers pour permettre aux populations de quitter Marioupol ou de réapprovisionner ceux qui restent.
Les conflits conventionnels entre deux armées régulières sont devenus rares. Cela doit être frustrant pour un acteur humanitaire de constater l’impossibilité de mettre en place des cessez-le-feu…
Il faut que les deux parties s’accordent sur un cessez-le-feu. Ce n’est pas encore le cas.
L’Ukraine et le CICR semblent suggérer que c’est surtout la Russie qui ne respecte pas les accords.
Il est très difficile de dire qui respecte le cessez-le-feu et qui ne le respecte pas.
Vous avez été une femme de terrain durant de longues années. Quel est votre ressenti maintenant que vous êtes «à l’arrière», en train de suivre un conflit depuis Genève tandis que la vie, ici continue normalement?
C’est très difficile de voir que certaines personnes semblent ne pas se rendre compte de notre statut privilégié, ou de constater que d’autres ne s’y intéressent pas du tout. C’est valable pour l’Ukraine, mais pour pleins d’autres conflits dont on ne parle pas. J’ai évoqué le Soudan du Sud, où les déplacés se comptent en centaines de milliers, mais il y a des problèmes similaires au Nigéria, au Cameroun…
Certains observateurs et politiciens n’ont pas hésité à dire qu’on se sent plus concernés par la guerre ukrainienne de par sa proximité géographique et du fait que les Ukrainiens «nous ressemblent».
Une vie est une vie. Un besoin humanitaire est le même, où qu’on soit.