Le séisme DeepSeek
Liang Wenfeng, ce nouveau boss de l'IA qui ne veut «ni perdre de l’argent, ni faire d’énormes profits»

Il est révolu, le temps où la Chine se bornait à n’être que la gigantesque usine à camelote du monde occidental. Avec DeepSeek, l’Empire du Milieu vient d’asséner une gifle aux géants américains de l'IA. Mais qui est Liang Wenfeng, le nouveau génie de l'IA?
Publié: 12:57 heures
Liang Wenfeng lors d'une de ses rares interventions publiques.
Photo: VCG via Getty Images
Philippe Clot
Philippe ClotJournaliste L'illustré

Pour les partisans d’un monde démocratique, la Chine ultra-répressive et de plus en plus conquérante de Xi Jinping représente avant tout une menace. Il était pourtant difficile de ne pas se réjouir, vu depuis l’Europe, de la pagaille que l’irruption récente de DeepSeek a provoquée sur les marchés boursiers et de la leçon d’humilité infligée à Donald Trump et à ses arrogants copains milliardaires du numérique. 

Cet outil d’intelligence artificielle (IA) chinois, gratuit et surtout dont le code est gracieusement offert clés en main, a déplacé vers l’est le centre de gravité de cet immense marché encore mal structuré. Mieux: les énormes investissements déjà consentis et ceux, colossaux, programmés par les Américains dans le domaine de l’intelligence artificielle apparaissent soudain un effarant gaspillage. 

Car le développement de ce petit bijou chinois, capable notamment de répondre avec pertinence aux questions de ses usagers et de produire du code informatique au kilomètre, n’aurait en effet coûté que 6 petits millions au lieu des centaines de milliards de dollars récoltés à la pelle mécanique dans la vénale Amérique.

Avec mille fois moins d’argent

Or quand on démontre au monde entier – comme cela a été le cas il y a deux semaines avec le lancement de DeepSeek – qu’on peut faire tout aussi bien, voire mieux, que ChatGPT ou Perplexity avec mille fois moins d’argent, les investisseurs deviennent nerveux. Ces actionnaires n’ont pas pu s’empêcher de soupçonner les entreprises américaines de jeter de l’argent par les fenêtres (et dans les poches de leurs dirigeants) quand surgit soudain ce petit artisan chinois low cost et qui – provocation ultime – joue la carte de la transparence en choisissant l’option open source.

Ce sont donc près de 1000 milliards en actions technologiques qui ont été bradés à toute vitesse, avant que les cours se reprennent un peu, quand Donald Trump a reconnu que DeepSeek était un «signal d’alarme» adressé aux acteurs américains du numérique.

Liang Wenfeng, le nouveau génie

Le principal responsable, officiellement du moins, de ce camouflet à la Silicon Valley s’appelle Liang Wenfeng. Ce Chinois de 40 ans, extrêmement discret, avait fondé son entreprise d’intelligence artificielle il y a deux ans seulement, après avoir créé préalablement un fonds spéculatif pour financer ses recherches. 

Mais cet ingénieur diplômé de l’Université du Zhejiang, visiblement aussi virtuose dans le codage de puissants algorithmes que dans la finance, a toujours affirmé que son objectif n’est «ni de perdre de l’argent, ni de faire d’énormes profits». En clair, sa démarche serait celle d’un entrepreneur motivé d’abord par l’esprit scientifique et l’innovation technologique plutôt que par l’appât du gain.

Mais l’intelligence artificielle, ce ne sont pas que des lignes de code, ce sont aussi des machines ultra-puissantes dont les composants ne sont pas forcément disponibles. Anticipant de possibles restrictions à l’exportation, Liang Wenfeng aurait acheté des milliers de composants électroniques américains de dernière génération en 2021. Si cette histoire est vraie, elle ne fait que confirmer le génie polyvalent et le flair de cet entrepreneur. Car l’année suivante, l’administration américaine bloquait l’exportation de ces puces vers la Chine. «Notre plus grand défi n’a jamais été l’argent, mais l’embargo sur les puces haut de gamme», a d’ailleurs affirmé Liang Wenfeng dans l'une de ses rares interviews.

Des super salaires

Son entreprise est en outre connue pour bien payer ses meilleurs informaticiens avec des salaires mensuels pouvant dépasser 7000 francs suisses, soit cinq fois le salaire chinois moyen et le double par rapport à la moyenne des entreprises technologiques en Chine. Et malgré cette politique salariale attractive, malgré aussi la gratuité de ses modèles, l’entreprise de Liang Wenfeng semble générer suffisamment de revenus via des services associés pour tourner. L’hypothèse d’un subventionnement direct par l’Etat chinois n’a en tout cas jamais été démontrée. Reste que Pékin investit massivement dans l’IA, à hauteur de 200 milliards de dollars selon certaines sources. Il n’est donc pas exclu que DeepSeek soit un des bénéficiaires de cette manne publique.

Quant aux inquiétudes éthiques et sécuritaires que pose DeepSeek par rapport aux outils d’IA du «monde libre», il faut savoir que ce chatbot chinois a été «éduqué» par ses concepteurs pour ne pas critiquer le régime totalitaire de Pékin. Il est en outre impossible de savoir si les données de notre inscription et celles de notre utilisation de DeepSeek sont enregistrées et exploitées par un Etat chinois notoirement obsédé par la surveillance des individus. 

Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°06 de L'illustré, paru en kiosque le 06 février 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°06 de L'illustré, paru en kiosque le 06 février 2025.

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