Le virologue Hendrik Streeck est détendu lorsque nous nous rencontrons à Bonn, en Allemagne, alors d'un samedi ensoleillé. Au cours des deux dernières années, le scientifique a pourtant dû essuyer plusieurs tempêtes de critiques. Sa voix sobre – et souvent fiable – a souvent fait réagir. Aujourd’hui, il revient sur ces années pénibles tout en prévenant que la pandémie de coronavirus ne fait que commencer.
La pandémie semble loin d’être terminée. Il s’agit de mettre à jour nos stratégies, fort de l’expérience des deux dernières années. Où en est-on?
Hendrik Streeck: Nous n’en sommes qu’au début de l’évaluation des mesures anti-Covid de 2020-2022. Le grand problème à cet égard est que nous disposons d’une mauvaise base de données.
Comment cela se fait-il?
La politique a pris des mesures sans les faire accompagner scientifiquement ou sans créer une base scientifique solide. Nous ne pouvons malheureusement pas répondre, même partiellement, à de nombreuses questions urgentes: savoir quelles mesures sont efficaces et lesquelles le sont moins. Au début de la pandémie, la politique a dû prendre des décisions sans savoir quelle serait leur efficacité. On n’a pas pensé qu’il faudrait un jour tirer les leçons de cette phase.
Nous nous retrouvons donc les mains vides?
Il ne s’agit pas de pointer du doigt une quelconque décision, et encore moins les décideurs, mais d’opérer une analyse minutieuse des leçons apprises. C’est la seule façon de savoir comment mieux faire la prochaine fois.
En sommes-nous capables en termes de données?
C’est une bonne question. On ne peut pas prouver ou réfuter l’efficacité des mesures dans une évaluation a posteriori. Mais les données ne seront malheureusement pas meilleures dans deux ans si nous ne faisons rien.
La devise du Faust de Goethe est-elle valable: «Me voici, pauvre fou, et je suis aussi intelligent qu’avant?»
Nous avons créé un vaccin, développé des médicaments, nous savons que les masques sont efficaces et nous pouvons faire face à la pandémie de manière plus souveraine. Ce sont de grands progrès que nous avons réalisés, et ce en accéléré. Mais pendant deux ans, on a décrété toutes sortes de mesures, dans le désordre, des règles d’hygiène au confinement en passant par le masque. Si bien qu’il est difficile de calculer et de déterminer clairement l’effet de chaque mesure prise individuellement. C’est regrettable.
Si je comprends bien, la politique a globalement échoué?
Non. Mais on est toujours plus intelligent après. La société et la politique ont été confrontées à un virus auquel elles n’étaient pas préparées. Il est vite apparu que le Sars-CoV-2 devait être pris au sérieux, et les politiques ont donc été poussés par de terribles scénarios de pandémie. Ils ont pris des décisions rapides et sans connaissances sûres. C’était également juste.
On a pu constater une sorte d’instinct grégaire: en Suisse, par-delà les cantons, en Europe, par-delà les pays. S’agissait-il d’une réaction de panique?
Non, je parlerais plutôt de précipitation. Mais qui garde la tête froide dans une telle situation? Chaque mesure qui n'était pas prise avait le potentiel de provoquer des morts, et il fallait absolument éviter cela. Il aurait néanmoins été judicieux de mettre en œuvre avec précaution différents plans à différents endroits afin d’acquérir de nouvelles connaissances. Et surtout, d’introduire les mesures les unes après les autres et progressivement, puis de les retirer l’une après l’autre, et d’observer à chaque fois précisément l’évolution de l’infection.
Par exemple?
On aurait pu tester des options diverses dans les écoles, par exemple en fermer seulement certaines et en laisser d’autres ouvertes. Ou ne pas imposer partout le port du masque, afin d’observer précisément l’évolution de l’infection et de la comprendre.
C’est le scientifique qui parle. Mais le politique pense autrement: si un régime de mesures échoue, il sera tenu pour responsable. Et il veut s’épargner le reproche d’avoir mené une expérience en direct avec des être humains.
Bien sûr que oui! Le fait est que les écoles fermées sont tout autant une expérience que les écoles ouvertes. Car il n’y a pas que des conséquences médicales de la pandémie, mais aussi de graves dommages collatéraux psychologiques, sociaux et économiques. On n’y a pas assez pensé. Il est apparu très tôt que les enfants ne présentaient pas de risque de mortalité accru, mais les dommages sociaux consécutifs à la fermeture des écoles étaient drastiques, comme on pouvait s’y attendre. C’est certainement une leçon pour l’avenir: il faut être plus courageux, c’est-à-dire plus ouvert à l’expérimentation. Et cela signifie qu’il faut finalement confier plus de responsabilités à l’individu.
Les Suisses aiment toujours entendre un éloge de la responsabilité individuelle. Mais qu’entendez-vous exactement par là?
Nous connaissons cela dans la recherche sur le sida. Si vous misez sur une stratégie de responsabilisation, vous obtenez les meilleurs résultats. L’individu se rend compte qu’il peut faire une différence par ses propres actions. En revanche, lorsque les autorités décrètent des interdictions, cela décourage les citoyens. D’une part, ils se sentent impuissants. Et d’autre part, ils ne respectent pas systématiquement les diktats.
Des chiffres continuent d’être avancés pour rendre la pandémie mesurable: surtout le taux de reproduction, c’est-à-dire le nombre de personnes contaminées par une personne atteinte du Covid-19, et le taux d’incidence, c’est-à-dire le nombre de nouvelles contaminations pour 100’000 habitants. Quelle est la fiabilité de ces mesures?
Les grandeurs ne sont malheureusement pas très pertinentes. Prenons par exemple ce que l’on appelle l’incidence. D’un point de vue strictement épidémiologique, nous n’avons pas du tout affaire à une valeur d’incidence, mais à un nombre de cas testés. Nous ne savons pas combien de personnes ont réellement été infectées. Le nombre de cas non recensés est très élevé dans certaines régions. Pour avoir ce nombre, il faudrait faire des tests complets et réguliers ou réaliser des échantillons représentatifs. Au lieu de cela, nous ne connaissons que le nombre de cas de maladie déclarés pour 100’000 cas et devons faire des estimations au-delà de ce chiffre.
Ces chiffres offrent donc, au mieux, des preuves parcellaires?
C’est ainsi que l’on pourrait résumer philosophiquement la situation. Car depuis le début de la pandémie, la valeur d’incidence publiée dépend de nombreux facteurs qui limitent et faussent la pertinence: comment, où et quand les tests sont-ils effectués? Et surtout: qui est testé et se fait tester? Nous n’avons pas de procédure uniforme sur toute la durée de la pandémie. Tous les chiffres doivent donc être considérés avec prudence.
Nous étions donc complètement à l’aveugle?
Nous l’étions en partie, oui. Et nous le sommes toujours. Mais c’est aussi dans la nature des choses. Il n’y a pas de voie royale pour faire face à une telle pandémie. En Allemagne, nous ne savons même pas combien de personnes ont été vaccinées ou combien sont guéries. Nous savons seulement combien de doses de vaccin ont été livrées aux cabinets médicaux et aux centres de vaccination.
Mais lorsque le nombre d’infections risque de repartir à la hausse en automne et en hiver, nous devrions pourtant savoir de toute urgence quel est le taux de protection.
Absolument. En tant que médecin, je ne me soucie pas de savoir comment une personne obtient ses anticorps, que ce soit par infection ou par vaccination, mais nous devrions savoir combien de personnes ont une réponse immunitaire appropriée au Sars-CoV-2. Actuellement, nous en sommes réduits à des estimations.
Qui a tendance à avoir le plus d’anticorps: le vacciné ou le guéri?
Il existe de nombreuses études à ce sujet et une querelle d’érudits. Mais ce qui ressort, c’est que les personnes guéries ont une réponse immunitaire au moins aussi bonne que les personnes vaccinées. Et ce sont les personnes à la fois guéries et vaccinées qui ont la meilleure réponse immunitaire.
Quel est le taux de protection présumé?
C’est difficile à dire, et personne ne le sait vraiment. En Allemagne, nous avons plus de 23 millions de personnes officiellement guéries. Le chiffre noir se situe quelque part entre un facteur de 1,5 à 4 de plus. A cela s’ajoutent les personnes vaccinées. Sur la base de l’évolution jusqu’à présent, j’estimerais donc que nous nous situons à environ 95 pour cent de taux de protection.
Ce serait un chiffre réjouissant. Mais la question se pose alors: faut-il encore des mesures politiques? D’autant plus qu’entre-temps, chacun sait comment se protéger lui-même.
Nous nous trouvons dans un processus insidieux d’endémie, dans lequel suffisamment de personnes ont au moins une immunité de base. Mais en théorie, tout peut encore arriver. Les groupes à risque comme les personnes âgées et les groupes affaiblis restent vulnérables. Ils ont besoin d’une protection particulière.
En théorie, tout est toujours possible, mais en pratique?
En pratique, nous devrions rester vigilants, nous devrions surveiller les eaux usées afin d’obtenir de meilleures données, nous devrions miser sur la responsabilité individuelle, poursuivre la vaccination et protéger de manière ciblée les groupes à risque. Nous devrions ainsi passer l’automne et l’hiver prochains sans encombre.
Pourquoi les infections augmentent-elles en hiver? Est-ce parce que nous restons plus souvent à l’intérieur ou est-ce parce que le virus se transmet moins bien indépendamment de cela?
Il existe une saisonnalité pour de nombreuses maladies virales. Les norovirus ou les rotavirus se propagent de préférence en été, les coronavirus préfèrent la saison froide. Pour des virus comme le Sars-CoV-2, il existe un optimum d’humidité, de température, de rayonnement UV et de comportement humain. Là encore, nous sommes loin d’avoir tout compris.
Là aussi, nous restons dans le noir?
Pas tout à fait. Nous savons que la situation des infections est plus problématique en hiver qu’en été. Nous pouvons partir du principe qu’il en sera de même l’automne et l’hiver prochains.
Cela voudrait dire que l’infection est un phénomène naturel et que notre influence sur ce phénomène reste minime?
Le caractère saisonnier du virus est réel. Il évolue par vagues. C’est quasiment une vague permanente qui nous touche chaque année. Ce qui est entre nos mains: Nous pouvons briser les pics. Et nous pouvons faire en sorte que les groupes vulnérables soient protégés et que le système de santé puisse prendre en charge les personnes atteintes de formes graves. Pas plus, mais pas moins non plus.
Récapitulons l’état des connaissances scientifiques. Quelle est l’utilité des masques?
Ils sont efficaces. Si l’on simplifie, les masques de tous les jours protègent à environ 30 pour cent, les masques chirurgicaux à 50 pour cent et les masques FFP2 à environ 80 pour cent, à condition qu’ils soient portés correctement. De nombreuses expériences ont montré que l’utilisation de masques réduit la probabilité d’infection. On s’infecte moins souvent soi-même et on transmet moins souvent le virus. Mais on suppose également que la dose d’infection virale est nettement plus faible si l’on s’infecte malgré le masque, et c’est ce qui compte en fin de compte. Il ne s’agit donc pas seulement de contagion ou de non-contagion, mais aussi de la charge virale.
Quelle est l’utilité des vaccins?
Ils sont très efficaces pour protéger contre une évolution grave du Covid-19. Toutefois, ils ne protègent pas contre l’infection. Et ils ne protègent pas non plus durablement contre la transmission du virus.
La vaccination a-t-elle des effets secondaires?
Bien sûr que oui. Tout produit qui a des effets a toujours des effets secondaires. Et ils sont bien connus: fièvre, lassitude, fatigue, douleurs articulaires et maux de tête.
Je voulais plutôt dire: les effets secondaires à long terme.
Ils sont rares, mais il y en a aussi, par exemple des inflammations du muscle cardiaque. Toutefois, elles sont dix fois plus probables en cas d’infection qu’en cas de vaccination. Il faut donc toujours mettre les choses en perspective. L’une des plus grandes erreurs dans cette réflexion est d’aborder le sujet de manière dogmatique.
Combien de temps une vaccination protège-t-elle contre une évolution grave?
On ne le sait pas encore exactement. Certaines études sérieuses suggèrent qu’une personne doublement vaccinée est protégée à vie contre une évolution grave.
Alors la vaccination multiple, telle qu’elle est pratiquée en Israël par exemple, est-elle exagérée voire absurde d’un point de vue médical?
Pour les personnes en bonne santé, oui. Pour les groupes à risque, non. Et si quelqu’un développe de mauvaises réponses immunitaires, il est judicieux de le revacciner.
Quelle est la fiabilité d’un test PCR?
Il est en fait trop bon pour gérer une pandémie. Même de nombreuses semaines après une infection, le test PCR révèle encore des restes de virus ou des foyers isolés non infectieux dans la gorge. On est alors considéré comme infecté et infectieux, alors qu’on ne l’est plus depuis longtemps.
Et le test antigénique?
À l'inverse, il est trop mauvais. Il ne permet pas de détecter une infection, surtout dans la phase initiale. Souvent, les personnes sont testées négatives alors qu’elles sont infectées et infectieuses.
Par conséquent?
Nous devrions revenir à la question de savoir, en tant que médecin, à quel moment on effectue typiquement un test. C’est-à-dire: lorsque le patient présente des symptômes et se sent malade. Le dépistage sans motif n’apporte en fait pas grand-chose et ne convient pas comme moyen de gestion de la pandémie. Nous devrions plutôt procéder à un monitoring des eaux usées. Cela nous permet de tirer des conclusions plus fiables sur la valeur d’incidence que les tests arbitraires.
Les confinements ont-ils un sens?
Ils n’ont de sens à court terme que si l’on pense devoir interrompre le processus d’infection en limitant complètement les contacts. Un confinement était à mon avis justifié au tout début, parce qu’on ne savait pas à quel virus on avait affaire et parce qu’il n’y avait ni vaccinés ni guéris. Par la suite, il n’était plus justifié à mes yeux: c'était plutôt l’expression d’un certain désarroi. L’efficacité des confinements sur une longue période est de toute façon douteuse.
Parlons d’Omicron: le virus s’est-il affaibli au fil du temps?
Tout à fait. C’est d’ailleurs explicable. Le virus a modifié l’affinité des récepteurs. Il provoque donc beaucoup plus rarement des maladies pulmonaires graves.
Le virus pourrait-il se radicaliser à nouveau ou assiste-t-on désormais à un affaiblissement constant?
Que veut le virus, métaphoriquement parlant? Il veut survivre. Plus précisément, il veut se reproduire, échapper aux réponses immunitaires et ne pas perdre sa propre forme. Les variants qui s’imposent sont toujours celles qui y parviennent le mieux. Cela signifie une meilleure transmissibilité, une plus grande fuite immunitaire, mais pas de perte de sa propre forme. Les propriétés pathogènes ne sont pas un objectif du coronavirus. Pourtant, cela peut arriver.
Le Sars-CoV-2 est-il un virus chinois?
On ne le sait pas. On ne sait même pas avec certitude s’il vient vraiment de Chine.
Est-il apparu naturellement ou a-t-il été fabriqué artificiellement?
Cela non plus, on ne le sait pas encore définitivement. Les deux sont possibles. Personnellement, je pense que l’origine naturelle est plus probable.
Pour finir, parlons des médias. Pendant deux ans, l’alarmisme a prévalu. Si la pandémie s'avère plus grave que ce que la plupart des gens craignaient, l'alarmiste pourra crier: «Je l’ai toujours su!». Et si elle est finalement moins grave, plus personne n’en parlera, car tout le monde sera content de s’en être sorti. En ce sens, l’alarmiste est toujours du bon côté. L’alarmisme est-il donc irritant, mais rationnel et inévitable?
C’est comme pour les prévisions météorologiques: la plupart des experts préfèrent avertir une fois de trop que pas assez de la tempête. Car si le météorologue ne prévient pas une fois, mais que la tempête éclate, il perd son emploi. En ce sens, la dynamique médiatique d’une pandémie a effectivement tendance à être alarmiste. Mais on pourrait tout de même voir clair dans cet alarmisme et l’entretenir de manière moins extensive. En ce sens, je pense qu’il est tout à fait évitable.
La dynamique médiatique qui pousse à la dramatisation rend la vie difficile à des scientifiques sobres comme vous?
Malheureusement, oui. J’ai dû faire face à de nombreux «shitstorms». Certains médias m’ont souvent présenté comme quelqu’un qui minimisait le danger. Pourtant, j’étais et suis toujours un réaliste et un pragmatique.
Et l’évolution de la pandémie vous a donné raison. Êtes-vous en colère contre les médias?
Non. En fin de compte, les journalistes n’ont fait que leur travail.
L’ont-ils bien fait?
Certains oui, d’autres non, en général. Certains confondent malheureusement journalisme scientifique et activisme. Ceux-là ont jeté le regard objectif par-dessus bord il y a quelque temps.
L’interview a été réalisée par René Scheu, chroniqueur à Blick et directeur de l’Institut de politique économique suisse (IWP) de Lucerne.