Ses adeptes ont dû patienter 18 mois avant de pouvoir à nouveau boire et analyser ses mots, souvent cryptiques. En juin 2022, «Q» — leader anonyme du mouvement complotiste d’extrême-droite américain QAnon — publie soudain cinq nouveaux messages. Qui se cache derrière ces publications?
Blick est désormais en mesure de le révéler: les algorithmes d'OrphAnalytics, start-up valaisanne, désignent à nouveau Ron Watkins, grand promoteur de la théorie farfelue de QAnon. Le trentenaire a brigué un siège au Congrès lors d'une primaire républicaine en Arizona au mois d'août. A l'aube des élections de mi-mandat, et alors que Donald Trump accorde de plus en plus d'importance à «Q», cette information pourrait ambiancer la campagne.
Pour comprendre l'importance de cette histoire, il faut remonter le temps. «Q» était donc resté muet comme une carpe depuis décembre 2020. Après son 4953e message. Il n’avait pas commenté l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, auquel nombre de ses groupies avaient participé.
Pourtant, les violentes émeutes portent en partie sa patte. Trois ans durant, ce prétendu haut fonctionnaire étasunien avait arrosé le web de ses délires conspirationnistes. Résultat, ses ouailles pensent que, à Washington, il existerait un Etat profond où les démocrates — dont Joe Biden — violeraient des enfants et boiraient leur sang au nom de Satan. Et Donald Trump serait le messie envoyé pour faire le ménage.
De plus en plus d'adeptes de «Q»
En 2021, 16% des Américaines et Américains croyaient à la théorie de QAnon, selon le Public religion research institute. Au sein de l'électorat républicain, ce chiffre atteint 25%. Elue au Congrès, Marjorie Taylor Greene en fait partie. La non-réélection de Donald Trump n’a pas affaibli le mouvement. Le mutisme de «Q», qui aura duré plus de deux ans, non plus.
Le mystérieux agitateur est réapparu en juin 2022 sur le site de droite radicale 8kun, hébergé aux Philippines. Avec des messages elliptiques et des points d’interrogation, comme souvent: «Souvenez-vous de votre serment» («Remember your oath», en anglais). Ou encore: «Voulez-vous à nouveau jouer à un jeu?» («Shall we play a game once more?», en anglais).
Mais pour beaucoup, la seule vraie question est de savoir qui est vraiment «Q». Elle est d'actualité à l’approche des mid-terms, les élections parlementaires de ce 8 novembre. Lors desquelles le Parti républicain tentera de reprendre la main au Congrès, avec, parmi ses candidates et candidats, au moins quinze supporters de QAnon, selon le centre de recherche de gauche Media Matters for America.
Septembre 2022: l’allégeance de Donald Trump
La question devient piquante lorsque l’on voit Donald Trump soutenir de plus en plus ouvertement cette mouvance antidémocratique, qui représente un risque terroriste d'après le FBI. Le 13 septembre, sur son réseau Truth Social, le New-Yorkais a republié une photo trafiquée de lui-même portant la lettre «Q» sur le revers de son veston.
Alors à qui l’ancien chef d’Etat, ensablé dans des affaires judiciaires qui mettent en danger sa candidature à la présidentielle de 2024, prête-t-il vraiment allégeance? Qui se cache derrière les derniers messages signés «Q», aussi surnommés «Q-Drops», postés cet été? Sont-ils le fait de la même personne que ceux publiés fin 2020? Et émanent-ils d’un seul et même individu?
Blick s'est tourné vers une start-up valaisanne qui s'intéresse au sujet. Ses algorithmes et son intelligence artificielle permettent d’identifier avec une grande précision qui se cache derrière un texte. Et ce, même s’il n’est pas plus long que 50 caractères. La phrase que vous venez juste de lire en compte 54 avec les espaces.
Claude-Alain Roten, fondateur d’OrphAnalytics, ne souhaite pas voir le lieu de son domicile rendu public, pour des raisons de confidentialité, le mouvement extrémiste ayant aussi des ramifications en Suisse. Ce 27 septembre, assis à la table de son salon, il relance ses calculs. «Il n’y a rien de magique. Vous voyez, j’ai entré les derniers 'drops' dans le système, qui va les comparer avec les écrits de six suspects, identifiés par la presse américaine.»
Fils d'un dinosaure du porno
Son ordinateur portable tourne. En moins d'une minute, les résultats apparaissent, sous forme de graphes colorés. «Les cinq derniers messages de 'Q' apparaissent en rouge. Chez nous, cette couleur correspond à Ron Watkins. Nous avons un taux de précision de 92%.»
Ron Watkins? Le fils de Jim Watkins, dinosaure du porno sur internet et créateur du décrié forum 8kun — anciennement 8chan — où apparaissent les communications de «Q» depuis début 2018. Le trentenaire n’y travaille officiellement plus depuis novembre 2020. Il avait déjà attiré l'attention d'OrphAnalytics début 2022, nous y reviendrons.
Grand supporter de Donald Trump et partisan de la thèse de la présidentielle truquée, Ron Watkins s’est porté candidat au Congrès, mais n’y siégera pas en novembre. Il a fini dernier parmi sept prétendantes et prétendants lors d'une primaire républicaine en Arizona le 2 août 2022.
La réapparition de «Q» concorde avec la période de campagne. «Q» ne s’est plus manifesté depuis. Fin août, plusieurs médias anglophones le plaçaient en Australie. Mi-septembre, via une vidéo partagée sur son canal Telegram, Ron Watkins disait être sur une plage en Asie du Sud-Est, sans donner davantage de détails. Contacté notamment par e-mail, il n’a pas répondu aux sollicitations répétées de Blick.
Les scientifiques suisses publient leurs résultats détaillés ce dimanche sur leur site web, en même temps que la parution de notre article. Fondée en 2014 avec un capital de départ de 200’000 francs et «incubée» par la fondation The Ark à Martigny, OrphAnalytics n’en est pas à son coup d’essai.
La première heure de gloire d'OrphAnalytics
La start-up basée à Verbier se fait d’abord connaître à travers l’affaire Gregory fin 2020, pour laquelle elle a été nommée comme experte et a pu, selon la franchise française de «20 minutes», établir l’identité du fameux corbeau — l'instruction étant en cours, Claude-Alain Roten ne commente pas.
Toujours fin 2020, la PME romande diffuse un communiqué aux Etats-Unis, repris par «Vice», révélant que «Q» n’était en fait pas une, mais potentiellement deux personnes parce que deux styles d'écriture apparaissent. L’un pour les messages publiés sur le forum 4chan depuis octobre 2017, l’autre pour ceux diffusés sur 8kun depuis début 2018 environ.
Claude-Alain Roten et son équipe connaissent leur première heure de gloire en février 2022 lorsque, pour le «New York Times» et avec des scientifiques français de l’Ecole des Chartes, ils révèlent l’identité des deux personnes qui se seraient cachées derrière la mouvance QAnon jusqu'en décembre 2020: le journaliste sud-africain Paul Furber et Ron Watkins.
Selon les deux études indépendantes et concordantes, le premier aurait enclenché la machine, avant de se faire voler la vedette par le second, qui se serait offert l’exclusivité du pseudo en le faisant migrer sur le site de son père. Tous deux ont toujours nié être «Q».
Analyser les mots comme les microbes
Pour arriver à ses résultats, OrphAnalytics utilise la stylométrie. Une manière précise et statistique de définir un style d’écriture. Et puisque chaque être humain a une façon de rédiger qui lui est propre, même les textes anonymes portent une signature presque impossible à falsifier.
Pour la découvrir, l’algorithme regroupe toutes les structures de trois lettres possibles et imaginables, avant d’analyser leur fréquence et de comparer les données obtenues avec d’autres textes. L’intelligence artificielle calcule ensuite le degré de similitude.
A la source de la start-up, la science dure. «Je suis docteur en microbiologie et j’ai travaillé comme chercheur à l’Université de Lausanne (UNIL) jusqu’en 2008, raconte Claude-Alain Roten. Pour décoder la génétique des microbes, bactéries ou virus, j’ai dû sortir de mon laboratoire et apprendre à travailler avec le data mining, l’intelligence artificielle ou le machine learning.» C’est dans ce cadre qu’il passe pour la première fois un texte dans un algorithme.
2023: année de la rentabilité pour l’entreprise valaisanne?
«Pour vulgariser mes recherches sur l’ADN et expliquer mes résultats à mes collègues, je choisissais des extraits d’écrits», se souvient le scientifique. Un changement dans l’équipe de direction le pousse petit à petit vers la sortie. Entouré d’une quarantaine de proches et de collègues, il lance OrphAnalytics en 2014.
La petite boîte compte aujourd’hui une dizaine de collaboratrices et collaborateurs, la plupart à temps partiel. Des spécialistes avec des compétences en maths, en physique, en biologie, en informatique ou encore en linguistique. Tout ce beau monde est en contact avec des organisations internationales de police et collabore avec l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL.
OrphAnalytics n’est pas (encore) rentable pour autant. «Juste avant le Covid, nous pensions pouvoir y arriver, mais la pandémie a tout changé, déplore le sexagénaire. Heureusement, comme nous n’avons pas de bureaux, nous avons très peu de charges.»
Comment voit-il le futur? «A l’avenir, nous voudrions bien apporter notre aide à la police fédérale ou à d’autres institutions, mais ça n’est pas facile. Un ancien haut fonctionnaire fédéral spécialiste des questions de sécurité m'a dit un jour: 'Ce que vous faites est génial. Mais vous n’avez pas le bon profil pour être engagés en Suisse: vous n’êtes ni Israéliens ni Américains'.»