Devant la barricade qui bloque l'accès au sublime opéra d'Odessa, le soldat, sa femme et sa fille se font un énorme et long câlin. Lorsqu'ils se séparent à contre-coeur, le militaire tapote avec humour les fesses de sa compagne.
Scène du quotidien d'une ville encore en paix mais déjà parée pour la guerre, qui oscille entre l'attente d'une attaque russe, plusieurs fois annoncée, et la douceur et la légèreté d'un début de printemps sur «la perle de la mer Noire».
Encore épargnée par les horreurs de la guerre au nord et à l'est, Odessa semble comme suspendue. Il faut montrer patte blanche pour accéder au centre historique, hérissé de sacs de sable, de poutrelles en fer soudées en croix, et où des tanks sont postés aux croisement des rues.
«Montrer au monde ce qui se passe ici»
Les militaires et la municipalité organisent des visites pour la presse, toujours dûment remerciée d'être venue pour «montrer au monde ce qui se passe ici». Chaperonnés par deux militaires, les journalistes se voient montrer ce qu'ils peuvent ou ne peuvent pas filmer, mais l'ambiance reste détendue.
Passées les premières barricades, un graffiti en jaune et bleu (les couleurs de l'Ukraine), peint sur un bloc de béton, donne le ton: «liberté-égalité-fraternité», en français dans le texte.
Le magnifique centre d'Odessa, ville fondée à la fin du XVIIIe siècle par l'impératrice russe Catherine II et le duc français de Richelieu, grouille de monde en temps de paix, avec ses cafés branchés, son luxueux Hôtel de Paris, sa vue imprenable sur le port et bien sûr les 192 marches de l'escalier Potemkine dévalant jusqu'au port.
«Attention! Alerte, restez en sécurité»
Surréaliste dans le silence, le haut parleur du funiculaire annonce de possibles raids aériens à intervalles réguliers. Quelques tirs sont parfois entendus du côté du port.
Dominant les escaliers, la vision de la statue du duc de Richelieu, entièrement recouverte de sacs de sable, a fait le tour du monde. Celle de Catherine II, plus en hauteur et moins exposée, n'a pour toute protection qu'un drapeau ukrainien.
Un héritage recouvert de sacs de sable
Lioudmila, une vieille dame très élégante au rouge à lèvres insolent, rentre chez elle. Elle a toujours vécu ici. «Notre belle Odessa, dit-elle en promenant un regard désolé sur les rues vides et barricadées. Je ne sais pas s'il existe une autre ville comme ça dans le monde. Mais dieu merci, nous tenons! Tout le monde tient!»
«Ça fait mal de voir notre héritage historique recouvert de sacs de sable et de barricades, mais nous sommes prêts», renchérit Diana Kraïnova, jeune et souriante militaire chargée de la presse.
Quelques rues plus loin, Maria, une toute petite sexagénaire portant à chaque bras de gros sacs en plastique remplis de courses, se hâte vers son immeuble, dont l'entrée est barricadée de pneus installés par les résidents. «J'ai vécu toute ma vie ici, c'est terrible de voir ça», lâche-t-elle avant de s'éclipser.
Une cible stratégique et symbolique pour les Russes
Et tout à coup, sans prévenir, voici le maire d'Odessa, Guennadiy Troukhanov, qui sort d'une série de réunions, accompagné de quelques fonctionnaires. Né à Odessa et maire de la ville depuis 2014, réélu en 2020, l'édile controversé (son nom avait été cité dans les Panama Papers sur des milliers de personnalités soupçonnées d'évasion fiscale et de blanchiment) s'arrête volontiers pour parler aux journalistes.
«Je n'aurais jamais pensé voir quelque chose comme ça, voir le duc couvert de sacs de sable», confie-t-il. «Nous avions des plans de réhabilitation pour le centre ville, et nous voilà en train de penser à la guerre. C'est cauchemardesque, ça n'a pas de sens», ajoute-t-il, avant de répéter, comme tout le monde, qu'Odessa est «prête» face aux Russes.
«Les villes héroïques de Mykolaïv et Kherson (ndlr: à l'est d'Odessa) tiennent face à l'armée de l'agresseur, cela nous a donné 21 jours pour nous préparer, construire des barricades, prévoir de la nourriture, des médicaments, et faire de notre ville une forteresse imprenable», assure-t-il.
Premier port de l'Ukraine sur la mer Noire, Odessa, un million d'habitants avant la guerre (mais plus de 100'000 personnes ont déjà fui, selon la municipalité), est une cible stratégique et symbolique pour les Russes.
(AFP)