Dans une démocratie, interdire à un média d’émettre ne peut pas être une décision politique. Tel est le raisonnement du collectif Freedom of Information Coalition (Coalition pour la liberté de l’information) qui a annoncé ce mardi 24 mai le dépôt d’un recours devant la Cour européenne de justice à Luxembourg, afin que celle-ci confirme – ou non – la suspension de la diffusion de Russia Today et de Sputnik, les deux médias pro-russes, décidée par la Commission européenne le 27 février. C'était trois jours après la décision de Vladimir Poutine de lancer son armée à l’assaut de l’Ukraine.
«Interdire la désinformation toxique et nuisible»
La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, avait annoncé cette interdiction en même temps que les premières sanctions économiques et financières contre la Russie (cinq autres «paquets» de sanctions ont ensuite été approuvés par les 27 pays membres de l’UE). «Nous développons des outils pour interdire la désinformation toxique et nuisible en Europe», avait-elle complété. Depuis, les deux médias pro-russes diffusés soit par voie hertzienne soit par internet ont disparu des écrans dans tous les pays de l’UE.
La Suisse, qui n’est pas membre de l’Union européenne, continue en revanche d’autoriser leur diffusion. Depuis l’annonce faite à Bruxelles le 27 février (et appliquée dès le 1er mars), les responsables de RT et Sputnik dénoncent une suspension «illégale». «La décision de bannir notre chaîne, dans laquelle travaillent 176 salariés, dont plus de 100 journalistes, est une violation de l’État de droit et va à l’encontre des principes mêmes de la liberté d’expression. Rien ne peut justifier cette censure», avait immédiatement réagi Xenia Fedorova, patronne de RT France.
Liberté d’information garantie par les traités
Sur le papier, l’argument juridique de la Freedom of Information Coalition est imparable. «Le Conseil des ministres de l’Union européenne a pris cette décision de grande envergure de censurer ces chaînes sans respecter la liberté d’information garantie par les traités relatifs aux droits de l’homme assène son communiqué. Or Cette liberté est fondamentale pour notre société démocratique. La décision de censurer a été prise à la hâte, sans aucun examen indépendant ou minutieux. Cela remet en question notre système juridique et ce que nous défendons en tant que société.»
Suspension temporaire ou interdiction?
Selon des experts contactés par Blick, la Cour de justice de l’UE, basée à Luxembourg, peut toutefois écarter ce recours en arguant qu’il s’agit d’une «suspension temporaire consécutive à la déclaration de guerre par la Russie, destinée à protéger la sécurité de l’Union». Cette «coupure d’antenne», officiellement destinée à empêcher la propagation de «fake news», peut aussi aujourd’hui être justifiée par la Commission européenne au nom de son règlement «Digital Services Act» adopté le 23 avril.
Restent toutefois deux obstacles juridiques majeurs, selon les spécialistes. Le premier est le calendrier, car cette nouvelle législation communautaire n’était pas en vigueur du 27 février au 23 avril. Le second est la notion même de «contenus illicites» que le nouveau règlement européen, applicable immédiatement, entend réguler, jusqu’à leur interdiction. «Les informations diffusées par RT et Sputnik ne sont pas des contenus illicites», argumentent les avocats de la coalition, qui rappellent la diffusion libre, sur le territoire européen, de nombreuses chaînes de télévision publiques d’États autoritaires. «Il est de notre responsabilité de remettre en question la légitimité et la proportionnalité des mesures prises par l’UE. La question, après tout, est de savoir si ces mesures de censure antidémocratiques sont justifiées», poursuit-elle.
Prudence du Conseil fédéral
En Suisse, le Conseil fédéral a explicité sa position le 23 mars. Oui à l’application des sanctions économiques et financières européennes. Non à l’interdiction des médias: «Même si ces canaux sont des outils de propagande et de désinformation de la Fédération russe, le Conseil fédéral est convaincu qu’il est plus efficace, pour contrer des affirmations inexactes et dommageables, de leur opposer des faits plutôt que de les interdire.»
Les juges de Luxembourg – souvent pris pour cibles par les opposants helvétiques à un éventuel accord institutionnel entre la Confédération et l’UE, car cela leur conférerait un droit de regard sur la future législation helvétique – vont-ils, ironie du sort, s’aligner sur Berne? «Nous demandons que cette décision ne soit pas politique, sans aucun contrôle judiciaire, explique à Blick Rejo Zenger, l’un des animateurs de la coalition. Comment être crédibles, sinon, lorsqu’on dénonce les atteintes massives à l’État de droit et la dictature en Russie? Un média peut être sanctionné ou interdit s’il contrevient à la loi. Mais dans ce cas, la justice ou une autorité légale habilitée doivent en donner les raisons.» Le cauchemar russe des juges européens ne fait que commencer.