James Elder, le porte-parole du Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF), n’a de cesse d’alerter, de documenter et de raconter les atrocités de la guerre entre Israël et le Hamas. Depuis le 7 octobre, 32'333 Palestiniens ont été tués, en majorité des civils, selon un dernier bilan du ministère de la Santé du Hamas. 1200 Israéliens ont été tués en Israël, dont trois quarts de civils. 250 otages sont toujours retenus par le Hamas.
En direct de Gaza et par écran interposé, l'Australien raconte à Blick ce qu’il a vu. Des enfants qui meurent de faim, terrorisés par les drones qui survolent constamment cette étroite bande de terre. Les bombardements incessants. Les conditions d’hygiène déplorables, le manque de nourriture, d’eau et de soins. Interview.
James Elder, sur Instagram, vous ne cachez pas votre indignation et vous exprimez très franchement sur ce que vous voyez à Gaza. Cela change de la communication, disons plus policée, de certaines organisations humanitaires, non?
En tant qu'humanitaire et en tant que parent, je ne peux pas rester insensible quand je vois de mes propres yeux les dégâts causés par cette guerre. Je n’ai certes pas d'expertise militaire, mais je peux reconnaître des blessures de guerres, les brûlures sur la peau des enfants, les os brisés. C’est sûr qu’il serait tentant de détourner le regard.
Et vous le faites?
Parfois, au milieu de toutes ces horreurs, votre regard croise celui d’un enfant hospitalisé et vous parvenez à lui arracher un sourire. Le mandat de l’UNICEF est très clair, il se déploie au sein de droit international humanitaire. On est censé s’exprimer dans ce cadre-là, mais parfois, il faut aussi parler avec son cœur. Pas seulement avec la tête.
J'ai l'impression que vous êtes parfois plus un reporter qu'un humanitaire. Car contrairement aux médias occidentaux, vous avez accès à l’enclave.
Évidemment que nous aimerions avoir des journalistes sur le terrain, qui puissent voir et raconter ce qu’il s’y passe. Il est important pour moi de témoigner de cette réalité.
Vous êtes en ce moment même à Gaza. Que pouvez-vous nous dire de la situation actuelle?
Honnêtement, un tel degré d'anéantissement, c’est indescriptible. Les mots ne sont pas suffisants pour décrire cette horreur sans nom. Il ne reste plus rien de Gaza. Ça fait 20 ans que je travaille au sein de l'ONU, j’ai l’expérience des terrains difficiles. Mais je peux vous assurer que je n’ai jamais vu ça de ma vie.
Pouvez-vous le décrire?
Tout est détruit, 850’000 Gazaouis ont été déplacés, on les pousse toujours de plus en plus à loin dans le sud, dans une toute petite zone surpeuplée. Il manque de la nourriture, de l’eau potable, les conditions sanitaires sont inconcevables, des enfants meurent de faim et de déshydratation.
Vous vous êtes rendus près de Khan Younès, dans le sud, à l’hôpital européen de Gaza, l’un des 12 qui reste plus ou moins fonctionnel sur les 36 que comptait l’enclave palestinienne avant la guerre. Qu’avez-vous pu observer?
Partout où vous posez le regard, vous voyez des enfants avec d’atroces blessures de guerre. Des milliers de personnes sont entassées les unes sur les autres, dans l’attente de soins. Mais elles cherchent aussi un refuge.
Vous les avez approchés?
J’ai pu parler avec deux gamins, un frère et une sœur. Lui avait perdu un œil, elle souffrait de graves brûlures et sur son visage des éclats de shrapnel étaient incrustés. J’ai aussi rencontré deux parents avec leurs enfants grièvement blessés. Leur maison venait d’être pulvérisée, ils n’avaient nulle part où aller. On ne devrait jamais avoir à entendre ce genre d’histoires, mais ici, à Gaza, cela fait partie du quotidien.
Au nord, la situation est encore plus catastrophique.
C’est l’anéantissement total. Le désespoir est omniprésent. Il se lit dans un geste universel. Quand les Gazaouis vous aperçoivent, ils portent leurs mains à la bouche pour montrer à quel point ils ont faim. Ils attendent désespérément des convois humanitaires qui n’arrivent pas. Vous voyez des mères, des grands-mères, des gamins à la maigreur maladive, avec la peau sur les os, dont la vie ne tient qu’à un fil.
Quel est le besoin?
Nous avons besoin d’un accès au nord. Par exemple, au mois de janvier, seules 7 des 29 livraisons d’aide prévues sont arrivées à destination. Aucun convoi de l’UNICEF n’a accédé au nord de la bande de Gaza en 2024.
L’ONU met en garde contre un risque de famine imminent. Ce sont des termes très forts en langage onusien.
Ce ne sont pas que des formulations techniques. Elles sont fondées sur des preuves tangibles et terriblement sinistres. À Gaza, un enfant de moins deux ans sur trois souffre aujourd’hui de malnutrition aiguë. Soit deux fois plus qu’il y a un mois! Et il y a six mois, avant la guerre, le problème ne se posait même pas. Il faut bien comprendre que cette famine pourrait être évitable, elle est entièrement causée par l’homme.
L'UNICEF est-il toujours en mesure d'opérer dans l'enclave?
C'est très compliqué. Nous sommes présents avec des nutritionnistes, des experts en eau ou en protection de l'enfance. Avant la guerre, 500 camions d’aide humanitaire entraient chaque jour à Gaza. Aujourd’hui, nous en sommes à un tiers de ce nombre en moyenne.
Ça ne suffit pas?
C'est largement insuffisant! Et c’est pourquoi nous avons atteint ces niveaux catastrophiques de faim et de nutrition. L'aide est soumise à d'importantes restrictions et il est très difficile de l’acheminer. Franchement, c’est beaucoup plus compliqué que ça ne devrait l'être.
Comment ça?
Nous avons tenté à de multiples reprises de fournir une aide supplémentaire. Nous avons multiplié les appels pour obtenir un accès sûr et sans entraves. Et pourtant, la situation continue d'empirer. Il n'y a toujours qu'un seul point d'accès pour acheminer l'aide par la route, à la frontière égyptienne.
D’autres points d’entrée existent pourtant.
Oui, il y en a quatre ou cinq qui pourraient très facilement être ouverts. Cela changerait la donne. Au nord, où la famine guette, nous n’avons pas obtenu d’autorisation pour envoyer des convois. Cela pourrait complètement inverser la tendance pour les familles sur place.
Plusieurs pays ont organisé des largages d’aide humanitaire par voie aérienne vers Gaza. C’est utile?
Toute aide est utile. Mais c’est très coûteux et ces largages aériens ne représentent qu'une petite quantité d'aide par rapport à un camion. La seule solution est donc la route. Les routes existent. Les points d'accès dans le nord sont là. Mais nous continuons à être frustrés par les restrictions.
La sécurité des humanitaires est-elle assurée?
C’est très dangereux de se rendre là-bas. Il n’y a jamais eu autant de travailleurs humanitaires tués dans cette guerre, dans toute l'histoire des Nations Unies. Sans compter tous les journalistes tués. Israël est l’occupant. Il a une responsabilité, celle de permettre l'acheminement de cette aide vitale pour la population.
Craignez-vous pour votre vie?
Tout le monde ici craint pour sa sécurité. Bien sûr que l’ONU a mis en place des mesures, mais face à la brutalité, à la férocité et à l’ampleur des attaques… La nuit dernière, les bombardements ont été très intenses. Et dans ces moments, vous vous demandez: que ressentent les enfants qui vivent ça depuis cinq mois? Dans quel état psychologique sont-ils? Vivre ici, c’est très difficile à gérer.
Vous avez perdu des collègues?
Un de mes collègues a perdu 36 membres de sa famille. Ils vivaient tous dans une maison de trois étages. L’habitation a été pulvérisée. Tantes, oncles, frères, sœurs, neveux, nièces. Ils sont tous morts. Certains sont morts en première ligne pour aider les autres. Ça me brise le cœur.
Dans l’une de vos dernières vidéos sur Instagram (voir ci-dessus), vous parlez des menaces constantes que représentent les drones et la terreur psychologique qu’ils exercent sur la population.
Vous pouvez les entendre en ce moment même. On nous dit qu’ils sont utilisés pour la surveillance, mais les enfants savent très bien que ces drones peuvent larguer des bombes. C’est une menace constante sur la tête des enfants. Forcément, cela dégrade leur santé mentale. Ces gamins ont perdu des êtres chers, leur maison, ils ne sont pas allés à l’école ces six derniers mois. Vivre dans l’attente qu’une bombe frappe le sol, ne pas savoir où ça va tomber, ne pas savoir quand on se couche si on réveillera en vie. Ce n’est pas une enfance.
C'est-à-dire?
L’idée de jouer, de prendre des crayons pour dessiner, n’existe plus pour ces enfants. On voit leur anxiété, ils se grattent frénétiquement les bras, mouillent leur couche, s’automutilent. N’oubliez pas qu’à Gaza, la population est composée de 50% d’enfants. C’est leur futur qu’on détruit, leurs possibilités d’étudier, d’avoir un travail. C’est un désastre démographique qui se prépare.
Est-ce que la communauté internationale abandonne les Gazaouis?
C’est en tout cas ce que ressentent les habitants de Gaza. Comment en pourrait-il être autrement après six mois de conflit? Ils sont terrifiés par la possibilité d’une offensive de l’armée israélienne à Rafah, une zone censée être sûre, où vivent aujourd’hui 600’000 enfants. 12’300 enfants ont été tués entre octobre 2023 et février 2024. Avec une famine imminente, deux tiers des hôpitaux complètement hors service et l’anéantissement des systèmes d’approvisionnement d’eau, forcément, c’est un échec.
Un cessez-le-feu pourrait-il changer la donne? (ndlr: la question a été posée la veille de l’annonce de l'adoption d’une résolution appelant à un cessez-le-feu à Gaza par le Conseil de sécurité de l’ONU)
Ce serait un bon début. Ceci permettrait aux enfants et aux familles de souffler, à l’aide humanitaire d’affluer dans la bande Gaza et aux otages israéliens de rentrer chez eux. Toutes ces souffrances, côté palestinien et côté israélien, doivent cesser et ceci ne commencera qu’avec un cessez-le-feu.
Avec toutes les horreurs que vous voyez depuis que vous êtes sur place et dans votre carrière, comment faites-vous pour garder espoir?
C’est une bonne question. Je dois m’en remettre aux Palestiniens. À cette mère, qui, jeudi dernier, me disait: «J'ai perdu mes proches, des sœurs, un enfant. J’ai perdu mon travail d’enseignante, j’ai perdu ma maison, j’ai déménagé deux fois, je vis aujourd’hui dans une tente. J’ai perdu la capacité de nourrir mon enfant, j’ai perdu la capacité de le protéger. L’espoir, c’est tout ce que j’ai…» Mais ce n’est pas suffisant! Chaque fois qu’un cessez-le-feu est évoqué, leurs espoirs refont surface avant d’être broyés à nouveau. Comme à Gaza. Il y a tant de choses qui ont été broyées ici.