Ils sont des milliers à l’avoir signé et à… avoir échoué. Des milliers de Grenoblois pris, selon l’un des initiateurs de la pétition, «en otages par un maire écologiste avant tout désireux d’exister sur le plan politique national». Depuis le vote de justesse lundi (à deux voix près) d’une résolution municipale autorisant le port du burkini dans les piscines de Grenoble, la métropole alpine française est le théâtre d’une nouvelle bataille opposant l’islam et la laïcité républicaine en France.
Seins nus et maillot couvrant
Le texte de la résolution ratisse pourtant large. Il autorise aussi bien les seins nus que le maillot de bain «islamique» couvrant l’intégralité du corps. Grenoble n’est, en plus, pas la première ville française à faire le pas puisque Rennes, en Bretagne, autorise de facto le burkini dans ses piscines depuis 2018, évoquant des maillots couvrants «agréés», sans citer le mot qui fâche. Sauf que Grenoble est un symbole.
La ville est la première grande ville de province française à avoir élu, en 2014, un maire écologiste tourné vers la gauche, Éric Piolle. Elle a aussi accueilli, en 1968, les Jeux olympiques d’hiver et a longtemps symbolisé, en France, le progrès technique et un cadre de vie harmonieux. «Grenoble a longtemps été le miroir d’une France d’avant-garde, moderne, éclairée. C’est pour cela que cette polémique prend tant d’importance», confirme Philippe Gonnet, ancien journaliste du «Dauphiné Libéré» et auteur de «Grenoble, Déplacer les montagnes» (Ed. Nevicata).
Burkini et gauche radicale
Deux pétitions exigeant que ce point soit retiré de l’ordre du jour du conseil municipal grenoblois avaient pourtant recueilli des milliers de signatures. Mais pour le maire Vert Éric Piolle, réélu à la tête de sa ville en 2020 mais candidat malheureux à l’investiture de son parti à la récente élection présidentielle (éliminé au premier tour de la primaire écologiste avec 22% des suffrages), l’autorisation du burkini dans les piscines était devenu un boulet. En 2019, plusieurs actions coups de poing de nageuses grenobloises en tenue intégrale avaient défrayé la chronique. Depuis, la gauche radicale plaidait pour, au sein du conseil municipal.
La pression s’est accrue depuis le premier tour de la présidentielle, le 10 avril. Ce jour-là, Jean-Luc Mélenchon, le ténor de la France insoumise devenu leader de la Nouvelle Union populaire qui réunit les forces de gauche pour les législatives, est arrivé nettement en tête dans la ville et dans le département de l’Isère au premier tour de la présidentielle. Or Mélenchon plaide ouvertement pour une laïcité moins intransigeante. «Je ne dis pas que ce n’est pas une question grave que d’utiliser le corps des femmes pour en faire une espèce d’emblème de lutte politique, a-t-il plusieurs fois déclaré, notamment ici sur France Info. Soyons intelligents, ne tombons pas dans la provocation. […] Les leçons de laïcité, les surenchères des uns et des autres, je ne veux pas y entrer.»
Grenoble, ville test? «Le burkini fait exister politiquement Éric Piolle, assène un pétitionnaire. Le danger, c’est que ce maillot de bain devienne un étendard.» La loi française n’interdit pas le port de signes religieux dans l’espace public même si, depuis 2010, «nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage». Dans les piscines municipales, espace clos, les tenues autorisées ou imposées (bonnet de bain) font l’objet d’un règlement.
Débat national enflammé
Sans surprise, le burkini grenoblois a enflammé le débat national. Le préfet de l’Isère a saisi le Tribunal administratif pour contester l’autorisation, sur instruction du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui devrait conserver son poste dans le nouveau gouvernement français attendu d’ici vendredi. Le député de droite des Alpes Maritimes Éric Ciotti, proche des thèses d’Eric Zemmour, a déposé – alors que l’Assemblée nationale va être renouvelée – une proposition de loi pour interdire le burkini, ce qu’avait déjà fait en 2021 la députée de l’Hérault Emmanuelle Ménard, épouse du tonitruant maire de Béziers, Robert Ménard, en citant – déjà – Grenoble et en dénonçant «les visées évidemment politiques» des nageuses.
«Il convient, poursuivait le texte rejeté, de rappeler qu’en France, tout le monde a le droit d’aller se baigner sans aucune discrimination, dans des piscines comme à la plage. Si se baigner est une liberté, il n’en est pas moins du devoir de l’État de combattre ceux qui entendent imposer dans l’espace public l’islamisme politique.» Le Sénat (contrôlé par la droite) était ensuite revenu à la charge. En vain. Et voilà que maintenant, le président de la région Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, vient menacer de supprimer ses subventions à Grenoble si le burkini dans les piscines n’est pas interdit à nouveau…
«Interdits vestimentaires aberrants»
«Notre volonté est de lever les interdits vestimentaires aberrants: cela concerne les seins nus, les maillots couvrants pour se protéger du soleil ou pour raison de conviction. La question n’est pas d’être pour ou contre le burkini spécifiquement», réitère pour sa part le maire, Éric Piolle, résolu à occuper le devant de la scène au sein de son parti fracturé entre une aile modérée (style vert-libérale) et une aile très gauchiste. En 2019, l’arrivée de burkinis sur plusieurs plages de la Côte d’Azur avait poussé des maires de stations balnéaires françaises à l’interdire en bord de mer.
Le collectif contre l’islamophobie en France (dissout en 2020) s’était emparé du sujet, mettant les pouvoirs publics le dos au mur. Polémique? Plutôt une bataille très politique compte tenu du poids du vote de la communauté musulmane française, estimée à environ 6 millions de personnes (10% de la population). Depuis lundi, les quelques nageuses de Grenoble en burkini font des vagues jusqu’au sommet de l’État.