Pascal Perrineau a longtemps été l’un des piliers du corps enseignant de Sciences-po à Paris. Il continue de participer à des jurys d’examens et il a présidé l’association des anciens élèves de l’Institut d’études politiques. Alors que les campus de Genève et Lausanne s’enflamment, son regard sur la crise en cours à Paris offre une réponse ferme et argumentée, peut-être difficile à entendre par les étudiants en colère.
Sciences Po, épicentre de la colère étudiante partout en France. Cela vous surprend?
Non. Nos étudiants sont par définition intéressés par les questions de politique nationale et internationale. L’Ecole est une école de sciences politiques. De la science à l’engagement, le chemin est plus court qu’on veut bien le croire. La science politique fait partie des sciences sociales qui sont souvent contaminées par des approches idéologiques. Le militant n’est pas toujours distinct du savant.
Il faut aussi redire qu’en France et dans le monde francophone, donc en Suisse aussi sans doute, la sociologie est particulièrement dominée par la sociologie de la domination élaborée par Pierre Bourdieu qui a pris la suite d’une tradition marxiste forte. Résultat: pas mal d’étudiants sont très sensibilisés à toutes les formes de domination économique, sociale et culturelle. Ils se mettent aux côtés des «dominés» comme jadis beaucoup d’étudiants et d’intellectuels se mettaient «au service de la classe ouvrière». Aujourd’hui, la figure du «Palestinien damné de la terre» a pris la suite du «prolétaire damné de la terre».
Politisation des campus, instrumentalisation: est-ce une réalité? N’est-ce pas toujours la règle lors de ces moments de colère?
C’est une minorité active qui contribue à politiser à l’excès les débats. Le débat a tendance d’ailleurs à disparaître au profit d’un endoctrinement idéologique où l’indignation devient sélective. A Sciences Po, le Comité Palestine qui cherche à bloquer l’établissement a été totalement silencieux sur le pogrom terroriste du 7 octobre qui a ouvert les hostilités et reste muet sur les 120 otages qui croupissent dans les souterrains creusés par le Hamas.
L’indignation sélective de ces étudiants recoupe l’indignation sélective que pratique La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon (Gauche radicale) depuis le 7 octobre. Ce parti qui a vu sa stratégie de fédération des gauches sous sa tutelle échouer, s’attend à un score médiocre aux élections européennes et redécouvre la voie de l’agitation révolutionnaire où l’on cherche à obtenir par la force ce que l’on ne peut obtenir par les urnes. Ce mouvement de soutien à la Palestine a cependant du mal à s’étendre à l’ensemble des universités. La période des examens a commencé. Les cours se terminent et la rupture estivale devrait, je pense, ramener à sa juste proportion cet activisme minoritaire.
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Les meneurs des manifestations répètent qu’il n’y a pas d’antisémitisme dans leur mouvement. Que leur répondez-vous?
Ces activistes savent que l’antisémitisme est un délit et donc ils doivent se montrer discrets. La haine d’Israël dont ils sont porteurs va néanmoins bien au-delà d’un classique antisionisme. La volonté de ce mouvement d’imposer «un seul Etat de la rivière du Jourdain à la mer» est tout à fait symptomatique de ce projet qui consiste tout simplement à supprimer l’Etat d’Israël de la carte.
On sait d’autre part qu’un antisémitisme de gauche de tradition anticapitaliste a toujours existé et qu’il s’est épanoui dans l’islamo-gauchisme où certains révolutionnaires considèrent qu’ils peuvent faire un bout de chemin. Pour eux, les islamistes représentèrent une religion dominée, des populations dominées et une volonté de revanche contre un «Occident blanc, capitaliste et néocolonial». Au sein même du camp occidental, le wokisme a ouvert un espace de contestation où de jeunes esprits apprennent à haïr la culture et les valeurs qui sont pourtant les leurs.
Idéologie importée d’outre-Atlantique. C’est ce qu’a dit le premier ministre français Gabriel Attal. Est-ce aussi votre avis?
Le mouvement de contestation qui agite les universités est caractéristique de ce complexe de certains jeunes blancs occidentaux qui se sentent porteurs de tous les péchés du monde occidental et se rapprochent de jeunes issus de l’immigration musulmane pour lesquels le mouvement palestinien sert de banderole de ralliement par rapport à des pays musulmans incapables de s’unir, souvent dans des rapports mutuels d’hostilité, souvent en échec et qui manipulent la symbolique palestinienne pour détourner la colère des masses.
Ce wokisme est très fort aux Etats Unis et au Canada. Il se heurte de ce côté-ci de l’Atlantique à notre modèle universaliste et républicain qui refuse d’enfermer les citoyens dans des appartenances communautaires, qu’elles soient religieuses, ethniques, culturelles ou sociales.
Et les enseignants? Sont-ils unis face aux étudiants contestataires?
Le monde enseignant est divisé entre ceux qui considèrent que l’université est avant tout un lieu de transmission des savoirs et de préparation à la vie professionnelle et ceux qui sont persuadés qu’il faut être aux côtés des minorités actives qui seraient à leurs yeux constitués de «citoyens particulièrement éclairés et conscientisés». Ces derniers n’aiment pas la modération des majorités silencieuses et préfèrent les égarements des éternels indignés.
A lire de Pascal Perrineau: «Le goût de la politique. Un observateur passionné de la Ve République» (Odile Jacob, 2024)