Mais où est passé la France de Paul-Loup Sulitzer et ses quarante millions de livres vendus? Le romancier à succès, décédé jeudi 6 février à 78 ans à l’Ile Maurice, où il résidait, incarnait en effet ce qui semble ne plus exister dans l’hexagone: le goût du profit, de la fortune, du capitalisme et de la réussite, sous toutes les latitudes.
La France de Sulitzer ressemblait aux Etats-Unis de Donald Trump, dans sa version promoteur immobilier New-Yorkais. Paul-Loup Sulitzer était un «mondialiste» assumé. Il faisait voyager ses héros (en première classe bien sûr) dans des jets lancés à l’assaut du monde.
Sur la terre ferme, le goût de l’entreprise et du succès était incarné par Bernard Tapie (décédé le 3 octobre 2021). Mais dans les rayons des bibliothèques, et dans les librairies des gares ou des aéroports, la religion du succès financier avait pour grand prêtre littéraire Paul-Loup Sulitzer, d’abord entrepreneur à succès dans l’importation de porte-clefs, puis maître en aventures financières couchées sur le papier.
En Suisse aussi
Les Suisses francophones l’adoraient aussi. Et Sulitzer, abonné aux best-sellers, avait ses entrées dans les banques helvétiques. Plusieurs de ses sociétés furent enregistrées en Suisse, où la justice genevoise bloqua même un de ses comptes bancaires zurichois, dans le cadre de l’enquête menée en France sur une vente illégale d’armes vers l’Angola. L’avocat du romancier, Marc Bonnant, plaida pour l’injustice. Les 1,3 million de francs incriminés rémunéraient selon lui un travail de relations publiques…
Paul-Loup Sulitzer chez Thierry Ardisson
Le paradoxe absolu est que la légende Sulitzer, auteur de best-seller, amateur de gros cigares et de femmes splendides, a prospéré durant les deux septennats du président socialiste François Mitterrand, entre 1981 et 1995. Son concept du «western financier», où les bons sont toujours ceux qui gagnent le plus d’argent, passionne une France qui, sur le plan politique, vient de décider de confier les clés de la République à une union de la gauche dans laquelle figurent plusieurs ministres communistes!
«Money» ouvre le bal
«Money» ouvre le bal en 1980. Suivent «Cash» en 1981, et «Fortune» en 1982. Difficile de faire plus explicite en matière de titre. A l’époque, le roi des espions du roman de gare français se nomme SAS, alias Malko Linge, dans les polars torrides signés de Gérard de Villiers. Sulitzer est, lui, le roi de l’aventure sonnante et trébuchante. Il parle d’argent. Il montre des liasses de dollars face caméra. Qu’importe la contradiction: les Français votent à gauche mais gardent leur cœur à droite toute lorsqu’il s’agit de fiction.
Malko Linge et Sulitzer
SAS, alias Malko Linge, est un prince autrichien d’un machisme absolu, bien éloigné des manières «british» du James Bond originel de Ian Fleming. Franz Cimballi, le héros de Sulitzer dans «Money», est l’héritier d’une énorme fortune, dépouillé de tous ses biens et expédié à l’autre bout du monde dans le dénuement le plus total.
L’intrigue? «Il va, avec une fulgurante énergie, tenter de reconstruire un empire et d’abattre l’un après l’autre tous ses ennemis, ceux qui ont trahi son père» note le communiqué de presse de son éditeur. «Du Kilimandjaro à la mer de Chine, de Londres au Chili, des Bahamas à la vallée de la Mort, dans le monde secret de la finance, à côté des parrains de la Mafia ou croisant la route des émirs. Money est le roman du monde d’aujourd’hui: celui des grands» qui, dans l’ombre, tirent les ficelles. C’est le roman vrai de la puissance».
Un pays en évolution
Comment un tel bouleversement a pu avoir lieu? Comment la France a pu changer à ce point? L’idylle de la République avec Bernard Tapie pose la même question. Les deux hommes se connaissaient et s’appréciaient.
L’homme d’affaires avait approché la gloire télévisuelle avec une émission de télévision dont le titre aurait pu être celui d’un roman de son ami: «Ambition». Sulitzer, voué aux gémonies par une bonne partie de l’élite littéraire qui l’accusait de ne pas avoir écrit ses livres, était un fidèle du Festival de Cannes. Tous deux vécurent des passages à vide, et mirent en scène leurs démêlés (coûteux) avec le fisc et l’administration.
La France des classes moyennes
Leur point commun? Prendre l’époque à rebours et savoir parler à une France des classes moyennes qui aspire à la réussite, en se jouant des règles et de l’Etat. «Je ne sais pas si cela nous rapproche Bernard et moi, mais nous avons éclairé une époque médiocre. Nous avons provoqué cette espèce de haine mal placée, de jalousie. Combien de fois avons-nous entendu cette phrase: 'un jour, les ratés ne vous rateront pas!'»
La légende littéraire de Paul-Loup Sulitzer était constellée de zones d’ombre. La principale concerne la rédaction de ses livres, en partie assurée par l’écrivain Loup Durand, lui-même auteur de romans populaires comme «Jaraï» ou «Daddy». Loup Durand avait été journaliste pour une agence de presse américaine.
Il savait écrire des sagas comme James Michener, le grand conteur du far-west. Loup Durand avait aussi été l’un des scénaristes de la série télévisée «Les brigades du Tigre», dans les années 70. Sulitzer avait le bagout et le physique capitaliste de l’emploi. Durand savait mieux que personne lui trousser des histoires sur mesure.
Prendre des risques
Qu’importent ces polémiques à l’heure de sa disparition. Paul-Loup Sulitzer ne restera, de toute façon, pas dans les mémoires pour son style ou pour la qualité littéraire de son œuvre. Il ressemblait juste à une France résolue à tenter sa chance, à prendre des risques, et décidée à rêver de fortune à l’autre bout du monde.
En bande dessinée et au cinéma, «Largo Winch» a repris ce créneau. Mais Sulitzer était bien plus français que «Largo» (dont le scénariste est le Belge Jean Van Hamme). Il aimait Paris et ses beaux quartiers. Il se pavanait sur la Côte d'Azur, avant de s’exiler dans un paradis fiscal de l’Océan Indien.
«On nous Claudia Schiffer, on nous Paul-Loup Sulitzer», chantait Alain Souchon dans «Foule sentimentale». Pas faux. La France de la mode et du luxe a survécu. Et qui sait: celle de la réussite «bling-bling», au pinacle dans les années 80, attend peut-être son heure pour refaire surface, maintenant que Donald Trump est aux commandes de la première puissance mondiale.