Les deux mots sont lâchés. Ils empoisonnent le débat en France sur la situation quasi hors de contrôle à Mayotte, cette île de l’Océan Indien qui est, depuis 2011, un département français comme les autres. Ces deux mots? «Grand remplacement». Un terme d’habitude utilisé pour désigner la conséquence, en Europe, de la présumée submersion migratoire en provenance du sud de la Méditerranée.
Cette expression a été promue par un écrivain, Renaud Camus, connu pour ses sympathies avec la droite française la plus dure. L’utilisation du verbe «remplacer» est éloquente. Selon Renaud Camus, des musulmans remplaceront demain les chrétiens sur le sol européen. Des personnes de couleur remplaceront des blancs. Des populations non francophones remplaceront celles qui parlent la langue de Molière. En clair, la France est condamnée, selon ceux qui croient dans ce concept, à ne plus être la France si elle ne repousse par les vagues de migrants.
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Or voilà qu’un territoire français effectivement débordé par l’afflux migratoire, l’île de Mayotte, est pris en exemple pour justifier cette théorie. «Sauvons Mayotte du grand remplacement», assène dans une vidéo le député européen Nicolas Bay, ex-élu du Rassemblement national rallié à Eric Zemmour et à son parti Reconquête.
Mais de quel remplacement parle-t-on? La menace migratoire, à Mayotte, vient des Comores voisines, et notamment de l’île d’Anjouan, la plus proche du département français. Or ces Comoriens immigrés partagent, avec les Mahorais dont ils revendiquent le territoire, presque tout: même religion, même traditions culturelles, même histoire… du moins jusqu’au référendum sur l’indépendance d’avril 1976, remporté à Mayotte par les partisans du maintien dans la République.
Les Comores sans Mayotte
Fait inédit: une loi avait été adoptée un an plus tôt par l’Assemblée nationale française, en 1975, pour permettre l’indépendance des Comores sans Mayotte. L’archipel a donc été littéralement déchiré par l’accession à l’indépendance. Résultat de cet engrenage historique: la France a d’ailleurs adoubé pendant dix ans, de 1977 à 1989, un gouvernement Comorien à sa botte, «tenu» par les mercenaires du fameux Bob Denard, longtemps homme lige des services secrets français en Afrique. Autre résultat de cette situation spécifique: le pluralisme juridique reste encore aujourd’hui en vigueur à Mayotte entre le droit français et le droit coutumier hérité des Comores voisines.
Pas de «grand remplacement» donc à Mayotte, bien que l'énorme majorité des Mahorais revendiquent l’abandon du droit du sol pour se protéger de l’afflux de mères comoriennes venues accoucher sur leur île et obtenir ainsi la nationalité française pour leurs enfants quasi-automatiquement à 18 ans. La seule condition depuis 2018 est, pour ces mères comoriennes ou africaines débarquées des bateaux, d'avoir résidé au moins trois mois légalement à Mayotte.
Mais cet obstacle ne fonctionne guère: la plupart des mères s'accrochent aux papiers légalisant leur présence dès la naissance de leur enfant, sous le prétexte que celui-ci deviendra «potentiellement» français. La démographie galopante et les abandons d'enfants mineurs alimentent la violence juvénile. Résultat: les Mahorais s’estiment à juste titre assiégés et submergés.
Grand abandon
Or, dans les faits, c'est plutôt le «grand abandon» qui les menace, car Paris, leur capitale, a de moins en moins les moyens financiers et sécuritaires de faire face à ces difficultés migratoires, qui entraînent violence et paralysie économique. Autre problème: l’évacuation des migrants comoriens vers d’autres parties du territoire français se heurte la plupart du temps au refus des collectivités locales supposées les accueillir.
La question de l’éventuelle révocation du droit du sol, que le gouvernement veut ouvrir pour Mayotte – et que la droite propose de soumettre à un référendum d’initiative partagée prévue par la constitution française – ne suffira donc pas à régler le «stock» migratoire sur une île où, selon le Sénat français, la population immigrée d’origine comorienne est évaluée entre 50'000 et 60'000 personnes, soit un tiers de la population insulaire.
D'autres chiffres, en revanche, situent le nombre des non-mahorais à plus de 50%. «Comprenez-le bien: c'est toute la République qui est défiée à travers nous» affirme à Blick la députée de Mayotte Estelle Youssoufa, favorable à la révocation du droit du sol.
Le «grand remplacement» à Mayotte concerne en fait moins la population que la situation institutionnelle: sous la pression migratoire, c’est l’ordre républicain qui, de plus en plus, risque d’y être remplacé, faute de solution durable pour le préserver et le consolider sur une terre située à près de 8000 kilomètres de la métropole, dans la région du canal du Mozambique connue pour abriter certaines des plus importantes réserves de gaz naturel offshore de la planète.