Avant l'arrivée de Macron en Suisse
Hubert Védrine: «Les Suisses veulent l'Europe à la carte. Et alors?»

L'ancien ministre français des Affaires étrangères anticipe la visite d'État d'Emmanuel Macron en Suisse. Il met en garde contre les discours européistes qui ne correspondent pas, selon lui, à la volonté des peuples.
Publié: 13.11.2023 à 11:00 heures
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Dernière mise à jour: 13.11.2023 à 11:09 heures
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Emmanuel Macron arrivera en Suisse mercredi 15 novembre pour une visite d'État de deux jours.
Photo: Keystone
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Richard WerlyJournaliste Blick

Jeudi 16 novembre à l'Université de Lausanne, Emmanuel Macron s'exprimera sur les «grands défis européens», après avoir visité la Fondation Jean Monnet où sont entreposées les archives du père de l'Union européenne.

Mais quelle Europe? Quelle France dans cette Europe communautaire à 27, pressée de s'élargir à l'est, jusqu'à l'Ukraine? Et que penser de la Suisse, qui refuse obstinément le chemin de l'adhésion et négocie pied à pied de nouveaux accords? Le verdict d'Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères.

Hubert Védrine, nous venons d'échanger sur l'actualité au Proche-Orient et sur la nécessité de ressusciter un espoir de paix sur les ruines de Gaza assiégée. Parlons maintenant de la France, de l'Europe et de la Suisse. Emmanuel Macron est attendu à Berne ce mercredi 15 novembre. La France, notre voisin, est-elle encore une puissance?
La France n'est plus une superpuissance, encore moins une hyperpuissance comme les États-Unis. Il y a un terme qui reflète bien la réalité de ce grand voisin de la Suisse, dont l'histoire est entrelacée depuis des siècles avec la vôtre: une puissance moyenne d'influence mondiale.

Voilà ce qu'est la France aujourd'hui, et le dire est d'autant plus important qu'elle oscille sans cesse entre deux extrêmes. D'une part, elle est enivrée par des souvenirs de grandeur, et par le rôle de premier plan qu'elle joua dans certaines périodes historiques. De l'autre, elle porte en elle, et cela me désole, un élément de haine de soi qui la rend déprimée et nuit à son influence. Je suis très opposé à cette repentance et à ce masochisme. Cela ne sert à rien. Cela ne règle rien.

Il n'y a rien de pire, pour une diplomatie et un gouvernement, que de se demander si on joue encore un «rôle» dans le monde. La France n'est pas une vieille actrice qui cherche à remonter sur scène. Elle a simplement, comme ses partenaires, des intérêts vitaux à défendre, dont certains sont essentiels pour l'avenir de l'Union européenne.

Justement, vue de Suisse, pays partenaire et proche, que peut faire la France?
La France que préside Emmanuel Macron est comme celle de ses prédécesseurs: elle n'a pas, sous prétexte qu'elle est la patrie de la Déclaration des droits de l'homme, de baguette magique pour, par exemple, transformer la Russie de Vladimir Poutine en un gros Danemark. Je ne suis pas du tout fataliste. Je ne suis absolument pas résigné. Il faut partir du réel. C'est la meilleure manière de rompre avec l'inculture historique dominante de notre époque.

Or quel est ce monde réel que la France affronte, comme la Suisse? C'est un monde où les Occidentaux sont puissants, mais n'ont plus le monopole de la puissance. Un monde où la «communauté internationale» espérée est devenue une foire d'empoigne. C'est une Europe que les «européistes», ces partisans de toujours plus d'intégration communautaire, doivent regarder en face. Je m'explique: les peuples des pays membres de l'UE n'accepteront pas de céder la part de souveraineté qu'ils ont gardé à une «entité» à Bruxelles, dirigée par des commissaires non élus et inconnus.

La Suisse a donc raison de se tenir à l'écart de l'Union européenne?
Les électeurs suisses décident ce qu'ils veulent et les autres doivent en prendre acte. Ce n'est pas à un ancien ministre des Affaires étrangères français de leur donner raison ou tort. En revanche, il faut dire qu'un nouveau traité plus intégrationniste destiné à permettre un nouvel élargissement de l'UE ne sera pas ratifié par l'ensemble des 27.

Prenons garde aussi à répéter sans cesse que l'Europe doit être une entité géopolitique. Elle n'a pas été conçue pour ça. L'actuelle Union européenne s'est construite, rappelons-le, sous la protection américaine et à la demande des européens après la Seconde Guerre mondiale. La formation d'un marché commun est venue ensuite. Puis, il y a eu la fin de la guerre froide, la disparition de l'ex-URSS et l'âge d'or de l'époque Helmut Kohl et François Mitterrand. Mais même à cette époque d'intégration accélérée, le courant fédéraliste européen n'a jamais dominé, sauf dans les «think tanks» financés par la Commission européenne.

En somme, vous dites aujourd'hui: attention danger...
Je dis: soyons réalistes. En France, le 20 septembre 1992, le «oui» l'a emporté avec un seul point d'avance à l'issue du référendum sur le traité de Maastricht. Un point! J'étais alors secrétaire général de l'Élysée et nous aurions dû réaliser que nous étions en train de perdre les peuples en route. Nos peuples ne suivaient plus gentiment.

Le risque était que l'Union européenne devienne une locomotive sans wagons. Il y a bien sûr d'autres raisons aux difficultés de l'intégration communautaire. J'essaie juste d'y voir clair et de mettre en garde. Je suis par exemple heureux que la France relance son industrie nucléaire, que certains voulaient abandonner sous l'influence disproportionnée et absurde des Verts, allemands et autres.

Les intérêts français peuvent-ils coïncider avec ceux de la Suisse?
Bien sûr! Permettez-moi de plaisanter un peu: la Suisse a la chance de ne pas être un grand pays prétentieux qui pense être chargé de régler les problèmes du monde. Or la France, elle, a un problème avec ça. Elle donne parfois l'impression de se retourner dans son lit en se demandant quel est son rôle et quelle est sa mission.

Ce n'est pas comme ça qu'il faut aborder le monde en 2023. Ce qu'il faut, c'est avoir bien conscience de ses atouts, de ses intérêts essentiels et vitaux. Et il n'y a pas à être choqué que la Suisse, qui est une démocratie exemplaire, garde ses distances avec l'Union européenne. Elle décide par elle-même.

La Suisse est tout de même au milieu de l'Union européenne, dont Emmanuel Macron défend «l'autonomie stratégique» par rapport aux États-Unis...
Emmanuel Macron met en avant cet objectif avec beaucoup de constance et de conviction. En termes historiques, c'est un objectif justifié et légitime. On ne peut pas compter éternellement sur les États-Unis et partir du principe qu'ils considèreront toujours comme vital pour eux de continuer à protéger l'Europe. Miser là-dessus est très imprudent.

À long terme, Macron a donc raison, et la présidence passée de Donald Trump a validé son analyse. Or, qu'ont fait les Européens pendant les années Trump? Ils ont attendu que ça se passe. Ils se sont dit que le cauchemar de la Maison Blanche allait se terminer. Puis Poutine a balayé tout ça avec son assaut sur l'Ukraine qui a «otanisé» l'Europe. Pour le moment, aucun ministre des trente autres pays membres de l'Alliance ne soutient sauf en paroles, l'idée d'autonomie stratégique d'Emmanuel Macron!

Mais cette idée, typiquement française, ne doit pas être abandonnée. Je ne serais pas étonné qu'elle revienne en force bientôt, au vu du dysfonctionnement du système politique aux États-Unis. Il faut prendre au sérieux cet objectif, s'y préparer et s'y atteler avec plusieurs autres pays européens, d'accord pour exercer ensemble un leadership. Avec une participation forte de la France!

La Suisse peut rester à la porte de l'Union européenne?
C'est à elle de voir. Je crois aussi beaucoup au potentiel de la nouvelle Communauté politique européenne (CPE) lancée en 2022 à l'initiative d'Emmanuel Macron. Elle peut permettre de réinventer beaucoup de choses, comme l'envisageait déjà François Mitterrand avec son idée de Confédération proposée en 1989, au lendemain de la chute du mur de Berlin. A l'époque, c'était trop tôt. 

Aujourd'hui, la CPE a un potentiel énorme. Elle est déjà le rendez-vous politique de tous les Européens. Elle peut donc accueillir des pays comme la Suisse qui n'ont ni l'envie, ni la nécessité d'intégrer l'Union européenne. Pourquoi pas une participation à la carte aux programmes européens? Et alors... Ce n'est pas menacer l'édifice ou militer pour sa désintégration comme je l'entends parfois. C'est être pragmatique. L'Europe ne se limite pas aux institutions de l'UE. Participer à tel ou tel programme communautaire, pourquoi pas pour la Suisse? Cela nous donnerait bien des occasions de travailler ensemble.

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