Jean-Pierre Elkabbach avait, lors de ses entretiens politiques qui ont marqué l'histoire télévisuelle de la France, une pugnacité calculée. Décédé mardi 3 octobre à 86 ans, ce journaliste de radio, devenu star du petit écran jusqu'à présider France Télévisions, incarnait le rêve d'une génération d'intervieweurs sortis tout droit de l'ère glaciaire du gaullisme des années 60.
Terminée la censure officielle et la ligne de téléphone directe qui reliait, dit-on, le plateau de la grand-messe du 20 heures au ministère de l'information! Après la révolte étudiante de mai 1968, la liberté d'interroger s'est imposée. Plus de script avant les entretiens des ministres, des chefs de gouvernements ou des présidents. Place, officiellement, à l'improvisation!
Taisez-vous Elkabbach, le coup de gueule de 1980
La réalité, pourtant, est que cette liberté est restée encore très longtemps corsetée. Et que tous les journalistes de premier plan, dont Jean-Pierre Elkabbach, surent s'en accommoder, négociant avec la gauche (qui n'avait pas ses faveurs et qui l'écarta en 1981) pour obtenir ensuite davantage de faveurs de la droite (qui lui concéda des responsabilités dans l'audiovisuel public en récompense de sa proximité politique).
Pas de «snipers» à cette époque
Certes, la TV n'était plus, dans les années 1980-2000, un théatre de marionnettes dont le pouvoir tirait les fils. Mais l'exercice de l'entretien politique en direct n'avait alors rien de l'embuscade de «snipers» qu'il a tendance à devenir aujourd'hui, du moins dans les talk-shows les plus populaires de France. Elkabbach rêvait d'abord, et il ne s'en cachait pas, d'être le confident des puissants. Le fait d'avoir été choisi par François Mitterrand pour ses ultimes conversations à l'Élysée constituait sa suprême victoire. Leur échange sur le régime de Vichy, en 1994, fut d'anthologie. Mais il y avait une contrepartie à cela: un légitimisme sans faille du journaliste, même célèbre, envers ceux qui gouvernent. Et envers ceux qui gouverneront demain.
«Taisez-vous Elkabbach !», la fameuse remarque du leader communiste Georges Marchais lâchée en 1980, lors de l'émission «Cartes sur table» co-animée par Alain Duhamel, était donc au fond très naturelle. Pas question, pour l'homme fort du PCF, d'accepter que le questionneur prenne le dessus. Ce que Jean-Pierre Elkabbach, à demi sonné ce jour-là, mais conscient de tenir une perle télévisuelle historique, ne contesta d'ailleurs jamais vraiment, comme l'ont prouvé ses fonctions successives de président de chaîne.
Des intervieweurs aux youtubeurs
La table, depuis, s'est bel et bien renversée, sauf pour le genre bien particulier des interviews du président de la République, qui demeurent figées à souhait. La télévision de l'offre est devenue celle de la demande. Les youtubeurs s'invitent à la table des hommes et femmes de pouvoirs, qui ne demandent qu'à être malmenés pour avoir l'air «cool». Jean-Pierre Elkabbach n'est plus, et la télévision qui fut la sienne a aussi disparue. Tant mieux sans doute pour la liberté de la presse. Mais au vu de la radicalisation de l'opinion, de la provocation permanente et de la délégitimation généralisée des gouvernants, devenus des «influenceurs» comme les autres, il n'est pas sûr que la démocratie en sorte complètement gagnante.