Gilles Kepel est en colère. L’universitaire français, spécialiste du monde arabe et de l’islam, estime que son pays, la France, a trop longtemps ignoré les dangers réels de l’extrémisme islamique, et le poids des réseaux musulmans salafistes dans la société.
Plus grave: cet expert consulté à travers le monde par de nombreux gouvernements s’inquiète de la politisation croissante des universités où, selon lui, l’idéologie prime de plus en plus et tue le débat, indispensable à nos sociétés démocratiques. Entretien sans concession, avant son passage ce mercredi 4 octobre à 20 heures sur le plateau du Poing, le talk-show de Léman Bleu.
Gilles Kepel, votre dernier livre «Prophète en son pays» est à l’image de son titre: provocateur. Vous estimez vraiment qu’en France, votre expertise reconnue sur l’islam et le monde arabe est délibérément occultée, voire ignorée?
L’université française me pousse dehors. C’est aussi simple que cela. Et ce n’est pas qu’une question d’âge ou de statut. J’affirme qu’il y a, en France, une incapacité d’une partie des hauts fonctionnaires, des enseignants aux préfets en passant par les diplomates, à accepter certaines réalités factuelles comme celles que j’enseigne sur l’islam politique depuis des décennies. Le plus grave selon moi, c’est ce qui se passe dans les universités où l’idéologie a pris le pas et déforme les faits. C’est cela, le «wokisme». On juge avant d’étudier. On affirme avant de connaître. On relègue l’expertise derrière l’identité et l’appartenance à une communauté. Je connais bien cette manière de faire parce que j’ai, moi aussi dans ma jeunesse, fréquenté l’extrême-gauche. Puis je m’en suis éloigné. Or ce que je constate, c’est que dans mes domaines d’études, à l’issue de ma carrière, le même danger menace à nouveau: l’examen du réel est relégué au second plan.
Vous y allez fort! On vous voit partout. On vous lit partout. Vos essais sont des best-sellers. Les universitaires cherchent, étudient, publient…
Je pointe quelques coupables. Je n’accuse pas le monde académique en général. Je ne dis pas que tous les universitaires ont cessé de travailler. Je dis ce que j’ai vécu, au fil de ma carrière, comme chercheur sur les questions relatives à l’islam et au fondamentalisme en provenance du monde arabe. Pourquoi mes recherches n’ont-elles pas reçu l’accord de l’Union européenne alors que d’autres enseignants, qui ne parlaient pas arabe et ne proposaient pas de décrypter l’islam radical, ont été largement financés? Je constate que dans certaines sphères, dans les institutions de l’UE par exemple, le communautarisme exerce une influence déterminante. S’interroger sur la duplicité de certaines associations musulmanes, c’est aller trop loin. C’est mettre en danger le consensus social.
Mais qui est responsable, selon vous?
Je dois dire qu’au niveau européen, les Britanniques, qui ne sont plus dans l’Union, ont de ce point vue exercé une influence problématique. J’ai dirigé au cours de ma carrière plus de 45 thèses consacrées à l’islam et au monde arabe. J’ai eu des milliers d’étudiants à Sciences Po. Mais je n’ai pas été entendu lorsque j’ai mis en garde contre le «djihadisme d’atmosphère» ou lorsque j’expliquais, plus tôt, qu’une nébuleuse islamiste se mettait en place dans nos pays. En France, on a seulement évoqué les causes sociales et le face-à-face jeunesse-police pour expliquer les émeutes des banlieues en 2005. On a préféré parler de «loup solitaire» quand un fanatique comme Mohammed Merah, à Toulouse en 2012, a perpétré une tuerie dans une école juive! Où en sommes-nous aujourd’hui? La vérité, simple, est qu’une partie de la gauche française courtise ouvertement le vote musulman sans se soucier des conséquences. Pour beaucoup de candidats, dans les quartiers, le but ultime est que les imams appellent à voter pour eux.
Vous ne grossissez pas le trait? De nombreux attentats islamistes sont déjoués. Quantité d’études sont publiées sur l’islam politique. Pourquoi cette colère?
J’ai été protégé par la police française et je remercie mes gardes du corps dans ce livre. Je ne dis pas qu’on ne fait rien. J’affirme juste qu’il existe, au sein du système administratif et intellectuel français, des castes qui préfèrent encore aujourd’hui détourner le regard. Qu’ai-je essayé de faire, comme arabisant, depuis mes débuts en Égypte, comme jeune chercheur? J’ai posé des questions. J’ai interrogé. J’ai choisi le débat. Quand j’écris «Les banlieues de l’islam» en 1991, Jacques Attali, alors conseiller spécial de François Mitterrand, demande à me voir. Et puis? Rien. On fait ensuite la part belle, successivement, à l’islam algérien dans les années 1980, puis aux frères musulmans dans les années 1990-2000. Emmanuel Macron, je crois, a beaucoup mieux compris les choses. Il met en garde contre le «séparatisme» dans la République et il a raison.
Je reviens à votre livre. Quelle est la question principale, selon vous, face à ce monde arabo-musulman avec lequel nous devons de toute façon coexister?
Il faut sortir impérativement du mépris culturel dans lequel on met le monde arabe et les études arabes. Il faut cesser de croire qu’on peut comprendre ces cultures et les racines du fondamentalisme sans comprendre la langue arabe. Il faut reconquérir d’urgence la dimension que nous avons perdue: celle de la connaissance. Durant l’époque coloniale, parler arabe était un atout. On connaissait intimement nos interlocuteurs locaux. Je ne fais pas de comparaison entre les époques. Je dis juste que seule une expertise et une connaissance fine peuvent nous permettre d’appréhender ces réalités que sont les mouvements migratoires, le monde musulman, les réseaux salafistes. Ne plaquons pas sur toutes ces réalités nos schémas idéologiques occidentaux à la sauce tiers-mondiste.
A lire: «Prophète en son pays» de Gilles Kepel (Ed. Observatoire)
Gilles Kepel sera ce mercredi 4 octobre à 20 heures l’invité du PoinG animé par Laetitia Guinand sur la chaîne Léman Bleu.