Deux cardinaux se retrouvent aux toilettes. Au moment de se laver les mains, le premier sifflote. «Quel hymne sifflez-vous?», demande le second en latin. Et l’autre de lui répondre dans la même langue: «Dancing Queen. D’Abba.» Il s’appelle Bergoglio et, en 2013, deviendra le pape François. Son confrère un peu hébété devant l’énonciation du groupe de disco suédois, lui, est le cardinal Ratzinger, élu Benoît XVI en 2005.
Cette rencontre dans les WC a-t-elle eu lieu un jour? Probablement pas. Elle est le fruit de l’imagination du réalisateur brésilien Fernando Meirelles dans «Les Deux papes». Un film, disponible sur Netflix, qui raconte la rencontre, là aussi fictive, de ces deux souverains pontifes que tout oppose. Benoît XVI (joué par Anthony Hopkins) est conservateur, pour ne pas dire rigoriste, tout de rigueur allemande vêtu. Face à lui, le futur pape François (l’acteur Jonathan Pryce, vu dans la série «Game of Thrones») cite donc ABBA et les Beatles, et n’aime rien tant que vibrer devant un bon match de football, habité d’une fièvre très argentine.
Si ce film, sorti en 2019, est intéressant, c’est qu’au-delà d’indéniables qualités cinématographiques, il a acté l’entrée du pape, en le personnifiant de son vivant, dans un nouveau domaine: celui de la pop culture. Entre la multiplication de mèmes, son investissement sur les réseaux sociaux et ses liens, plus étroits que n’importe lequel de ses prédécesseurs, avec les arts, le souverain pontife, décédé lundi et enterré ce samedi, était une icône populaire.
Des graffitis aux tifos dans les stades
Il suffit pour s’en convaincre d’aller faire un tour dans les rues de Rome, où de nombreuses œuvres de street-art lui rendent hommage ou, plus parlant encore, celles du quartier de La Boca, à Buenos Aires. Dans ces dédales de la capitale argentine, trois idoles apparaissent constamment sur les murs: Carlos Gardel, le plus grand chanteur de tango de l’Histoire, Diego Maradona, le meilleur n°10 de tous les temps – en tout cas du point de vue argentin – et le pape François.
Souvent, le souverain pontife a eu droit à ces représentations populaires. Comme ce 23 septembre 2023 durant lequel, en visite à Marseille, dans le sud-est de la France, il avait célébré une messe dans le Vélodrome devant 60'000 personnes. Le stade de la cité phocéenne, d’ordinaire intégralement voué au culte footballistique de l’Olympique de Marseille (pour donner une idée du degré de dévotion, il faut savoir que l’établissement a catégoriquement refusé d’afficher le logo «Paris 2024» des Jeux olympiques pendant les épreuves, en raison de la rivalité historique de son club avec celui de la capitale), avait alors déroulé un immense tifo à son effigie.
Star des réseaux
Ces représentations sont aussi à l'œuvre sur le web. Il existe des centaines de gifs et de mèmes, ces images souvent humoristiques, animées ou non, du pape François sur les réseaux sociaux. Le souverain pontife en a lui-même joué, en offrant au monde des clichés plutôt comiques: avec un agneau autour du cou, lors d’une cérémonie rejouant la nativité, face à une statue de lui-même grandeur nature en chocolat ou bénissant… un perroquet (propriété d’un ancien strip-teaseur devenu star du porno, pour que l’histoire soit tout à fait complète). Pour la première fois, le chef de l’Eglise catholique a semblé user massivement de l’autodérision. «Il y a de la foi dans l’humour», écrivait-il d’ailleurs l’an dernier dans une tribune au «New York Times». «La meilleure chose à faire devant un miroir est de rire de nous-mêmes. C’est bon pour nous.»
Et Internet lui a rapidement rendu la monnaie de sa pièce. Ces dernières années, des images générées par l’intelligence artificielle (IA) ont fleuri sur les réseaux sociaux et des forums tels que Reddit, montrant l’Argentin en fausse doudoune Balenciaga, énorme croix autour du cou, tel un rappeur à calotte blanche. «Beaucoup de personnalités publiques, dont la star du basket LeBron James, sont apparues dans des photos générées par l’IA, mais celles avec François ont eu le plus d’écho», analysait le «New York Times» en 2023. «Elles ont récolté plus de vues, de likes et de commentaires que bien d’autres», selon un décompte du magazine.
Pour expliquer cet engouement, il faut replonger dans le contexte de son arrivée à la tête du Vatican, en 2013. A cette époque, nous en sommes encore à l’iPhone 4 et le réseau social Twitter (désormais X), qui vient de passer la barre des 500 millions d’utilisateurs dans le monde, s’apprête à être coté en bourse. Très vite, François comprend l’intérêt d’utiliser les nouvelles technologies pour une Eglise qui tient à attirer les jeunes générations. Créé par son prédécesseur, Benoît XVI, le compte du pape, @pontifex, disponible en neuf langues, totalise 50 millions de followers aujourd’hui. C’est 10 millions pour le compte Instagram, lancé en 2016.
Saisir l’air du temps
Cette modernité dans les usages s’accompagne aussi d’un changement sur le fond. Le début des années 2010 est marqué, à travers le monde, par des mouvements sociaux d’envergure contre les inégalités. A l’instar d’«Occupy», qui commence à Wall Street puis essaime en Europe. Lorsqu’en 2013 le pape François abandonne la grande croix en or et les souliers rouges de la fonction, puis refuse d’occuper le Palais apostolique pour lui préférer une résidence bien plus modeste, et enfin troque la Mercedes pour une Renault d’occasion à boîte de vitesse manuelle, il est dans l’air du temps. Par rapport au théologien perçu comme distant qu’était Benoît XVI, le contraste est saisissant.
Le Vatican met en place une stratégie de communication plus ouverte. Le pape François explique adorer le tango, raconte sa jeunesse dans les clubs de Buenos Aires (il a été videur de boîte de nuit), et fait part de ses boulots de concierge ou technicien chimiste avant d’entrer dans les ordres. Cela fonctionne très bien: dès 2013, le «Time» le nomme «Person of the year» (Personnalité de l'année) tandis que, dans un autre style, le magazine «Esquire» le désigne «homme le mieux habillé du monde». Quelques mois plus tard, «Rolling Stone» lui consacre sa une. Pas mal pour l’homme qui avait, en juillet 2013, réussi à drainer trois millions de personnes sur la plage de Copacabana, soit plus que… les Rolling Stones, justement.
Par la suite, cette communication n’a jamais cessé. L’Argentin raconte qu’il adore les pizzas… et l’information selon laquelle il en aurait reçu une géante avec une bougie au milieu pour ses 81 ans fuite dans la presse. Partout où il passe, il accepte de faire des selfies, laisse des enfants jouer avec sa calotte, voire les installe carrément sur son siège. En 2017, il fait un Ted Talk de 18 minutes sur le thème de l’inclusion depuis le Vatican. Et surtout, l’Argentin ne perd jamais une occasion de rappeler qu’il partage une passion commune avec des millions de personnes sur la planète: c’est un grand fan de football. Son club de cœur, celui de San Lorenzo, l’une des équipes de Buenos Aires, dont il était «socio» honoraire, a d’ailleurs prévu de donner son nom à son stade.
Voilà pourquoi les montages et les images faites par l’IA fonctionnent si bien. «Les gens perçoivent le pape François comme le pape du peuple, donc cela leur fait plaisir de le mettre dans tous ces endroits où le peuple se trouve», analyse la révérende Serene Jones, professeure de religion au Union Theological Seminary de New York dans le «New York Times».
Un fan de littérature, de cinéma et… de rock
Mais le souverain pontife n’a pas seulement été l’objet d’une dévotion pop culturelle. Il y a aussi activement participé. Personne, parmi ses prédécesseurs, n’a entretenu de liens aussi étroits avec les arts. Longtemps, l’Eglise catholique a eu une attitude ambivalente vis-à-vis de la littérature, avec un Index des livres interdits qui n’a été aboli qu’en 1966 – il comptait notamment des écrits de Balzac, Zola, ou encore Victor Hugo. Parce qu’ils dépeignent des mœurs contestables, comptent des personnages à la morale douteuse ou tout simplement racontent qu’il est difficile de séparer doctement les gens et les choses entre le bien et le mal, les romans sont jugés avec méfiance. Le pape François, lui, publie en 2024 une déclaration d’amour à la littérature. Un bon livre «éduque le cœur et l’esprit du pasteur» à «l’exercice libre et humble de la rationalité» et à la «reconnaissance fructueuse du pluralisme des langues humaines», estime-t-il.
Même chose avec le cinéma, dont il s’est beaucoup nourri dans sa jeunesse. Pas encore cardinal, Jorge Bergoglio dévore les chefs-d’œuvre du néo-réalisme italien, de Vittorio De Sica à Roberto Rossellini. Le septième art est, dira-t-il en interview, une «catéchèse du regard», «une pédagogie des yeux qui change notre regard myope en le rapprochant du regard même de Dieu». Le souverain pontife avait même prévu d’être le premier à visiter les célèbres studios Cinecittà, à Rome, en février dernier. Son hospitalisation en urgence l’en avait empêché.
Ce goût pour le cinéma l’avait poussé à accepter de jouer son propre rôle dans un film, «Beyond the sun». Et s’il ne s’agissait pas franchement d’une prise de risque (le long-métrage est destiné à répandre la parole de Jésus à un public familial), du moins le médium choisi était-il plutôt iconoclaste pour un pape. Mais François n’en était pas à son coup d’essai: en 2015, ses discours avaient été mis en musique sur un album de «rock chrétien» intitulé «Wake up!». Straight outta Vatican.