Après l’annexion de la Crimée au printemps 2014, de nombreuses sanctions s’étaient abattues sur l’économie russe. Le prix du pétrole avait plongé, le rouble avait perdu la moitié de sa valeur. La directrice de la banque centrale russe, Elvira Nabiullina, avait alors extirpé son pays du bourbier en augmentant fortement les taux d’intérêt.
Grâce à cette opération, elle avait été élue en 2015 banquier central de l’année au siège de la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle. Trois ans plus tard, l’Occident l’avait à nouveau récompensée: Christine Lagarde, alors directrice du Fonds monétaire international (FMI) et aujourd’hui présidente de la Banque centrale européenne, compare l’amatrice d’opéra à une grande cheffe d’orchestre.
L’économiste russe a de quoi se distinguer: depuis 2018, elle a réduit massivement la dette extérieure de la Russie, a augmenté le fonds souverain de 60 à plus de 200 milliards de dollars, réduit les réserves en dollars pour les remplacer par des euros, des yuans et de l’or. Elvira Nabiullina a permis à la Russie d’économiser énormément d’argent, à une époque où les taux d’intérêts sont négatifs et où ses collègues occidentaux font massivement imprimer de l’argent.
Le rouble, reflet de la santé de l’économie pour les Russes
Ces opérations positives pour l’économie russe font de la cheffe de la banque centrale une personnalité maîtresse de la guerre menée par Vladimir Poutine en Ukraine. «Avec ces mesures, Elvira Nabiullina a préparé la Russie à une guerre économique contre l’Occident», analyse l’expert de la banque centrale Adriel Jost, également chef de la société de conseil WPuls AG.
Malgré ce tour de force, l’économiste a tout de même été surprise par les sanctions sévères imposées par l’Occident à l’encontre de la Russie après l’invasion de l’Ukraine en février dernier: comme en 2014, le rouble s’est effondré. «Elvira Nabiullina a toutefois de nouveau réagi intelligemment en augmentant massivement les taux d’intérêt et en obligeant les exportateurs d’énergie russes à convertir leurs revenus en roubles», poursuit Adriel Jost.
C’est ce qui expliquerait pourquoi la monnaie russe est à nouveau stable, du moins sur le papier. «Cela n’a rien à voir avec la valeur réelle de la monnaie, détaille l’économiste militaire Marcus Keupp de l’EPF de Zurich. Le rouble n’est en effet plus négocié qu’à Moscou. La banque centrale russe peut donc le manipuler comme à l’époque soviétique.»
D’après Marcus Keupp, ce cours fantaisiste a une importance centrale pour le régime de Vladimir Poutine: «Cette manipulation contribue largement à ce que la population continue à soutenir le président de la République. Car depuis l’effondrement de l’Union soviétique, les Russes assimilent le cours du rouble à l’état de leur économie. Le problème, c’est que cela n’est plus vrai depuis longtemps.»
La fausse image d’une économie qui fonctionne est présente à chaque coin de rue: les villes russes regorgent de bureaux de change avec des affichages lumineux des taux de conversion. Tant que ces affichages annoncent un rouble stable, les Russes se sentent en sécurité. «Elvira Nabiullina est responsable de la manipulation des devises et donc de la tromperie de la population, assure Marcus Keupp. Elle contribue à assurer la popularité de Poutine et ainsi également à prolonger la guerre.»
Démission refusée
Son rôle est d’autant plus important et sensible qu’Elvira Nabiullina est l’une des dernières libérales à encore avoir de l’influence à Moscou. Les autres libéraux ont été évincés depuis longtemps par les représentants des services secrets et de l’armée. Ces derniers se sont emparés de larges pans de l’économie russe après l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, bien qu’ils soient néophytes en la matière.
Elvira Nabiullina, en revanche, est une économiste diplômée, nommée par le président russe ministre de l’Économie en 2007 et directrice de la banque centrale en 2013 en raison de ses compétences – au grand dam de l’establishment. Elle peut être considérée comme la femme la plus puissante de Russie. Le prix à payer pour elle reste toutefois élevé: l’économiste reste complètement soumise au bon vouloir du chef du Kremlin. Après l’éclatement de la guerre en Ukraine, elle a voulu démissionner, mais Vladimir Poutine a dit niet.
«Elle ne sauvera toutefois pas l’économie russe, assène Marcus Keupp. Les sanctions occidentales sont les plus dures de l’histoire du monde. La production en Russie s’effondre. Le pays est catapulté en arrière, à l’époque soviétique.» Pour Adriel Jost, Elvira Nabiullina incarne un personnage digne d’une tragédie ancienne. «C’est une brillante technocrate, mais elle s’est fait l’acolyte d’un fauteur de guerre. Elle porte une responsabilité dont elle ne peut plus se défaire.»
Bientôt sur les listes de sanctions?
La Cour pénale internationale de La Haye enquête déjà sur des crimes de guerre russes en Ukraine. Si Elvira Nabiullina ne démissionne pas tout de suite, elle devrait elle aussi être envoyée à La Haye, a récemment déclaré l’ancienne directrice de la banque centrale ukrainienne Valeria Hontarewa. Pour l’instant, l’économiste russe ne figure même pas sur une liste de sanctions.
Une présidente de banque centrale peut-elle être tenue pour responsable si elle soutient un régime criminel par ses mesures? Jusqu’à présent, un seul président de banque centrale a comparu devant un tribunal international. En 1946, 24 accusés ont dû répondre des crimes nazis commis pendant la Seconde Guerre mondiale devant le Tribunal des crimes de guerre de Nuremberg, en Allemagne. Parmi eux se trouvait Hjalmar Schacht qui, en tant que président de la Reichsbank de 1933 à 1939, avait aidé à financer le réarmement de l’armée allemande par une politique d’inflation cachée. Hjalmar Schacht a été acquitté, puisqu’on avait considéré à l’époque qu’en tant que banquier central, il avait simplement fait son travail.
Elvira Nabiullina échappera également à l’accusation devant un tribunal international, affirme le professeur de droit international Oliver Diggelmann de l’université de Zurich. «Elle joue certes un rôle politique tout à fait important, mais ne devrait pas être impliquée dans des décisions de guerre directes. Le crime d’agression du droit international public ne peut être commis que par des personnes entre les mains desquelles cette décision est effectivement prise. Il ne suffit pas d’appartenir au cercle élargi des dirigeants.»
Des temps difficiles
Les temps s’annoncent en tout cas difficiles pour Elvira Nabiullina. Son pays est menacé d’un effondrement économique. Les entreprises occidentales partent en masse, y compris les entreprises suisses comme le groupe industriel Sulzer, qui a annoncé cette semaine son retrait du marché russe.
La guerre en Ukraine a également sonné la fin d’une décennie de relations commerciales toujours plus étroites entre la Russie et la Suisse, initiées par l’ancien ministre de l’Économie Johann Schneider-Ammann. En 2011, ce dernier avait conclu à Moscou un contrat visant à intensifier la coopération économique. La co-signataire n’était autre qu’Elvira Nabiullina, qui était alors encore ministre russe de l’Économie.
(Adaptation par Louise Maksimovic)