Quelle n’a pas été la surprise de la rédaction de Blick, en faisant des recherches sur des sites de médias russes à la botte du pouvoir de Poutine, de découvrir des publicités pour… la Coop, la Migros, Credit Suisse ou encore la Banque cantonale vaudoise?!
Les départements marketing des entreprises concernées, financées par nos achats de tous les jours, versent-ils de l’argent à ces sites d’information pour mieux vendre leurs produits? Vos courses avec rabais cumulus ont-elles servi à justifier la propagande d’État russe lors du siège d’Azovstal ou du massacre de Boutcha? Blick démêle le vrai du faux.
Le «repère nazi» et la cafetière de la Migros
Sur la homepage de la «Komsomolskaïa Pravda», traduite sommairement en français grâce à l’ami Google translate, deux informations saisissent mon attention, en ce mercredi de fin mai. La première, un reportage sur le «repère nazi» (que l’on pourrait aussi traduire par «la tanière des nazis») des souterrains de l’aciérie Azovstal, récemment prise par l’armée russe. Les forces combattantes ukrainiennes et les civils piégés dans les sous-sols, des nazis? Oui, selon ce tabloïd russe en ligne proche du pouvoir poutinien.
Très populaire en Russie, la «Komsomolskaïa Pravda» est dirigé par un groupe tenu par Grigory Berezkin, un oligarque entretenant des liens étroits avec la société nationale russe fournisseuse de gaz, Gazprom.
Il y a quelques semaines, ma collègue Daniella, qui était allé voir ce qui se disait dans la sphère d'influence russophone issue du pouvoir poutinien, avait jeté un œil à ce qu'il s'y disait.
Très populaire en Russie, la «Komsomolskaïa Pravda» est dirigé par un groupe tenu par Grigory Berezkin, un oligarque entretenant des liens étroits avec la société nationale russe fournisseuse de gaz, Gazprom.
Il y a quelques semaines, ma collègue Daniella, qui était allé voir ce qui se disait dans la sphère d'influence russophone issue du pouvoir poutinien, avait jeté un œil à ce qu'il s'y disait.
L’autre information intéressante se trouve en haut de page: un onglet bien en vue nommé «Opération spéciale en Ukraine», le nom donné par le pouvoir russe à la guerre qui s’y déroule, est cyniquement mis en valeur en jaune sur un fond bleu, les couleurs du drapeau ukrainien.
Et à droite: une pub pour… M-Electronics, le département électronique de la Migros. Ça vous branche, d’acheter une cafetière électrique à 100 balles? Moi, pas mal. Mais pas forcément quand on me la vend à côté d’un article expliquant comment les forces russes sont allées débouter ces sales nazis ukrainiens des sous-sols du Donbass pro-russe.
Les entreprises suisses choquées
La Migros n’est pas la seule concernée. La Coop et ses filiales (dont Interdiscount et Microspot), mais aussi Credit Suisse et la Banque cantonale vaudoise (BCV), notamment, ont leur publicité présente sur le site du tabloïd. Au téléphone, certains interlocuteurs sont choqués: «Quoi, nos pubs sur un site de propagande russe?!»
Comment cela est-il possible? «On peut décider volontairement de placer sa publicité sur un site web spécifique, mais ce modèle tend à disparaître, explique un grand connaisseur romand de la publicité en ligne, qui a préféré ne pas être identifiable en considération pour ses clients. Souvent, il s’agit d’encarts proposant de la publicité ciblée en piochant automatiquement parmi une vaste sélection de sites, en fonction des données de l’utilisateur» C’est plutôt ce genre de publicité qui semble se trouver sur ce site de média russe.
Un peu d’argent versé à chaque visite
Sur territoire suisse, la publicité ciblée en ligne va provenir principalement de marques suisses. Mais la Confédération ayant décidé, contrairement à plusieurs de ses voisins européens, de ne pas interdire les sites d’information russes, la publicité pour des entreprises helvétiques sur ceux-ci reste active.
Et qui dit encart publicitaire, dit flux financier: à chaque visite d’une page (on parle d'«impression») où se trouve une publicité suisse, une toute petite quantité d’argent — moins d’un centime — part in fine dans les poches du groupe russe détenant le site.
On en parle beaucoup ces temps-ci: les sites pro-russes controversés RT et Sputnik, présents jusqu'à récemment dans de nombreux pays occidentaux, sont toujours accessibles en Suisse. La propagande poutinienne y est bien présente, mais reste moins lourde que sur les sites russophones.
Paradoxalement, la question de la publicité en ligne sur ces sites ne se pose pas: financés directement par le contribuable russe, ils n'ont pas besoin de tirer leurs revenus d'encarts publicitaires pour être à l'équilibre.
On en parle beaucoup ces temps-ci: les sites pro-russes controversés RT et Sputnik, présents jusqu'à récemment dans de nombreux pays occidentaux, sont toujours accessibles en Suisse. La propagande poutinienne y est bien présente, mais reste moins lourde que sur les sites russophones.
Paradoxalement, la question de la publicité en ligne sur ces sites ne se pose pas: financés directement par le contribuable russe, ils n'ont pas besoin de tirer leurs revenus d'encarts publicitaires pour être à l'équilibre.
Où finit l’argent?
«Les entreprises publicitaires suisses ou leurs agences de marketing n’entretiennent de relation contractuelle directe qu’avec les exploitants de réseaux publicitaires, notamment Google», analyse Daniel Rei, de Brack.ch, un portail de vente qui a fait de la publicité en ligne un de ses moteurs.
«L’entreprise suisse paie l’opérateur du réseau publicitaire pour que ses annonces soient diffusées via celui-ci. L’exploitant de ce réseau paie ensuite le site web sur lequel ces annonces sont diffusées. Les entreprises suisses faisant de la publicité financent donc indirectement et sans le vouloir des sites web douteux», explique Daniel Rei.
Mais au-delà des montants, pour la plupart dérisoires car le nombre d’utilisateurs des sites d’information russophones en Suisse n’est pas particulièrement élevé, c’est aussi l’intérêt éthique et l’image de la marque qui comptent.
Un filtrage précis, mais faillible
Les entreprises suisses ont-elles accepté de laisser leurs publicités s’afficher sur les pages des médias d’État russes? «Probablement pas, indique notre spécialiste de la publicité en ligne. Il est impossible de contrôler manuellement tous les sites sur lesquels sa publicité se retrouve. Les annonceurs ont la possibilité de filtrer les sites et d’en interdire certains, par exemple, les sites porno ou extrémistes. Il est aussi possible de choisir d’afficher sa publicité sur un site qui exclut ou inclut des mots-clés. Si la page est en cyrillique, il est envisageable que le filtre n’ait pas fonctionné correctement.»
«La méthode habituelle est plutôt l’exclusion, résume Daniel Rei. L’entreprise peut exiger du réseau qu’il ne diffuse pas ses annonces sur les sites web de certaines catégories.» Jusqu’à quel point les entreprises avaient-elles conscience de se trouver sur les sites des médias d’État russes? «Le site de la 'Komsomolskaïa Pravda' était déjà sur liste noire chez nous», a par exemple précisé Brack.ch. Tout dépend donc du degré d’attention de l’entreprise en question.
Des listes blanches et noires
Tristan Cerf, porte-parole de la Migros, répond: «Nous avons établi des directives très strictes, travaillons avec des listes blanches et noires et utilisons des outils surveillant en permanence la diffusion de nos publicités et qui donnent l’alerte le cas échéant.»
Pour autant, il ne peut pas confirmer avoir arrêté de publier de la publicité sur le site mentionné. «La présence des publicités Migros en ligne est continuellement réévaluée par les systèmes cités», se borne à préciser le porte-parole de l’entreprise, qui précise que «ce type de publicité représente une proportion relevant du pour mille en matière de budget publicitaire».
Du côté de la BCV ou encore de la Coop, la réponse est similaire: «Nous adaptons en permanence la liste des sites sur lesquels nous ne voulons pas diffuser de publicité.»
Credit Suisse retire sa publicité
«Le Credit Suisse ne fait pas de nouvelles affaires en Russie et n’y diffuse pas de publicité», explique la grande banque, qui a plutôt fait parler d’elle dans le cadre de la guerre en Ukraine pour avoir longtemps abrité l’argent de plusieurs oligarques russes.
La banque affirme avoir pris des mesures: «En raison d’un accord passé avec un partenaire externe pour les placements de publicité, cette annonce s’incrustait automatiquement pour les lecteurs en Suisse lorsque certains critères concernant l’utilisation d’Internet étaient remplis. Nous avons depuis pris contact avec le fournisseur et l’annonce a été retirée du site.»
D’autres médias sous le radar?
Toutes les entreprises contactées expliquent profiter des conseils de spécialistes internes et d’experts issus d’agences externes et bannir, hors-contexte de guerre en Ukraine, les encarts publicitaires affichés sur les sites présentant discours haineux et autres fake news.
Les entreprises que nous avons contactées ont indiqué vouloir mettre le site de la «Komsomolskaïa Pravda» sur liste noire ou affiner leurs filtres. Il n’est toutefois pas impossible que d’autres médias russophones pro-régime contenant de la publicité en ligne continuent de diffuser des annonces d’entreprises suisses — peut-être sont-elles même affichées sur votre navigateur, en fonction de vos préférences d’utilisateur. Ce sera à ces sociétés de faire la chasse aux encarts problématiques.
D’ici-là, pas d’inquiétude: vous pourrez toujours acheter une machine à café à la Migros (ou la Coop) ou ouvrir un compte à la BCV (ou Credit Suisse) sans sentir dans vos narines l’odeur âcre et lourde des massacres des sous-sols de l’aciérie Azovstal.
Collaboration: Daniella Gorbunova