Carla Del Ponte n’a jamais hésité à inculper qui que ce soit, dans le domaine public tout comme dans une salle d’audience. L’ancienne procureure en chef de la Cour pénale internationale (CPI) a enquêté sur des crimes de guerre au Rwanda, en Syrie et en ex-Yougoslavie. Elle connaît mieux que quiconque les difficultés de la justice internationale. Elle se montre pourtant toujours convaincue de son efficacité.
Depuis plus d’un mois, la guerre fait rage au cœur de l’Europe. Comment jugez-vous la situation en Ukraine?
Carla Del Ponte: J’ai été très étonnée. Je n’aurais jamais pensé que la Russie irait aussi si loin, cela a fait remonter des souvenirs. Le pire, c’était de voir la présence de fosses communes.
Cela a fait remonter des souvenirs de l’époque où vous étiez procureure en chef des tribunaux yougoslaves?
Exactement. La seule différence avec cette époque, c’est que cette fois-ci, les corps sont mis dans des sacs en plastique. J’espérais pourtant ne plus jamais voir de fosses communes. Il ne faut pas non plus oublier l’aspect humanitaire: ces morts ont des proches qui ne savent même pas ce qu’ils sont devenus. C’est inacceptable. Il faudrait rouvrir ces fosses communes, exhumer tous les corps et les identifier. C’est un travail énorme.
Quels autres crimes de guerre voyez-vous en Ukraine?
Des attaques contre les civils, la destruction de bâtiments civils, de villes entières. Ce sont tous des crimes de guerre, car il est évident que les installations militaires n’ont pas été visées dans ces cas-là.
Karim Khan, l’un de vos successeurs au poste de procureur en chef de la Cour pénale internationale, a ouvert une enquête très peu de temps après le début de la guerre. Cela ne revient-il pas à condamner la Russie d’avance?
Non, au contraire. On a vu dès le premier jour que des crimes de guerre étaient commis, il était donc absolument justifié d’ouvrir une enquête. La justice prend du temps. Il est d’autant plus important de commencer rapidement les enquêtes. Le fait que le gouvernement ukrainien ait accepté de coopérer facilite également l’investigation.
Ces enquêtes peuvent-elles avoir un effet préventif et forcer les belligérants à faire preuve de retenue?
Oui, c’est certainement ce que l’on souhaite. Même si, personnellement, je n’y crois pas. J’espère que l’on aboutira rapidement à une mise en accusation et que des mandats d’arrêt internationaux seront délivrés.
Si la Cour pénale internationale trouve des preuves de crimes de guerre, que se passera-t-il ensuite?
C’est très classique. Il faut remonter la chaîne de commandement jusqu’aux responsables qui ont pris les décisions. Ensuite, il y a un acte d’accusation qui est présenté aux juges, accompagné d’une demande de mandat d’arrêt international. Et ensuite, on attend.
Au sommet de cette chaîne de commandement se trouve le président russe, Vladimir Poutine. Pensez-vous qu’il sera possible de lui demander des comptes?
J’en suis convaincue. Il ne faut pas se relâcher et continuer à enquêter. Lorsque l’investigation sur Slobodan Milosevic a débuté, il était encore président de la Serbie. Qui aurait alors pensé qu’il serait un jour jugé? Personne!
Slobodan Milosevic a pu être traduit en justice parce que la Serbie l’a extradé après une forte pression internationale. Il est difficile d’imaginer qu’il en sera de même pour Poutine un jour.
Qui sait? Bien sûr, ce sera très difficile. Mais il ne faut pas oublier non plus que si une ordonnance pénale internationale est émise contre Poutine ou d’autres personnalités, cela aura déjà des conséquences. Ils ne pourront plus quitter la Russie, par exemple.
Poutine a 69 ans. Même s’il finissait par être jugé, il se pourrait bien qu’il ne soit plus là pour voir son jugement. C’est ce qu’il s’est passé avec Slobodan Milosevic. Pour les victimes, un tel échec vaut-il mieux que pas de justice du tout?
Oui, tout à fait. De mon expérience, les victimes la réclament et pour les survivants, il est incroyablement important que quelqu’un essaie de rendre justice. Néanmoins, il est nécessaire que les accusateurs enquêtent sur les deux camps. Dans une guerre, il n’y a jamais qu’un seul camp qui commet des crimes.
L’Ukraine s’est également rendue coupable de crimes de guerre présumés, par exemple en exposant publiquement des prisonniers de guerre russes. On parle également de torture.
Voilà, c’est un bon exemple. Tous ceux qui participent à une guerre commettent des crimes. La torture de prisonniers russes est un crime de guerre qui doit être poursuivi de la même manière.
L’Ukraine interdit aux hommes de quitter le pays. Est-ce légitime? Après tout, elle oblige ainsi des civils à partir en guerre.
C’est pourtant légal. Un crime de guerre serait par exemple d’interdire à des civils de quitter un bâtiment en cours de bombardement. Mais interdire à ses propres citoyens de quitter le pays parce qu’ils doivent effectuer leur service militaire n’en est pas un. Même en temps de guerre.
L’Occident va-t-il agir contre l’Ukraine? Les vainqueurs pourraient ne jamais être jugés…
La justice internationale est indépendante. Il faut enquêter sur les criminels des deux bords. Il ne s’agit pas de décider en fonction des gagnants et des perdants de la guerre, il s’agit des criminels et de ceux qui sont responsables d’avoir ordonné ces crimes.
A l’époque, vous aviez pourtant tourné le dos à la commission de l’ONU pour la Syrie, parce que celle-ci n’avait pas assez de pouvoir d’influence. Le cas de l’Ukraine est-il si différent?
Je ne sais pas si la situation actuelle est si différente de celle de la Syrie. La Russie est militairement en sécurité et exerce son droit de veto, c’est exactement la même politique d’obstruction. Mais cela ne change rien au fait que la Cour pénale doit continuer à enquêter.
En comparaison, la guerre en Syrie semble beaucoup moins intéresser l’Occident. Cela n’est-il pas perturbant?
Non, je comprends la situation. Le contexte de la guerre en Syrie est différent. La Syrie n’a, politiquement parlant, aucune relation. L’Ukraine a des relations avec l’Europe, avec l’OTAN. Ce n’est donc pas comparable.
L’UE a prononcé des sanctions contre la Russie avec une rare unanimité. La Suisse en fait-elle assez? La chasse aux oligarques semble se dérouler avec beaucoup d’inertie.
Je pense que oui. D’après ce que j’ai pu lire dans les médias, la Suisse a la bonne attitude politique. Il faudra aussi du temps pour que les sanctions produisent leurs effets.
(Adaptation par Lliana Doudot)