D’abord tenir, puis contre-attaquer. Coûte que coûte. Pour l’armée ukrainienne bousculée depuis le vendredi 10 mai à l’aube sur le nord du front, près de Kharkiv, l’impératif est de ne pas laisser les troupes de Vladimir Poutine réaliser la fameuse percée que tous les observateurs redoutent, en raison de la faiblesse actuelle des stocks d’obus et de munitions ukrainiens. L’envoi de renforts dans cette région, et en particulier de brigades expérimentées et bien équipées, prouve donc l’urgence stratégique.
Une autre lecture de cette offensive russe est toutefois possible. Et si elle permettait d’obtenir un rapport de force enfin favorable à une négociation? Laquelle pourrait commencer les 15 et 16 juin lors de la conférence du Bürgenstock organisée par la Suisse.
Un assaut russe au pire moment
C’est la réalité militaire. Celle que tout le monde redoutait. Compte tenu du retard pris par les États-Unis dans le déblocage de leur aide militaire et financière à l’Ukraine – finalement signée par Joe Biden le 24 avril pour un montant de 61 milliards de dollars – la Russie disposait d’une redoutable «fenêtre de tir» entre mai et juin, avant que les armes américaines promises arrivent sur le front.
Cette offensive complexe avec des avions, de l’artillerie, des troupes d’infanterie et des blindés est-elle en train de réussir? Il est trop tôt pour le dire. Le ministère russe de la Défense a affirmé avoir capturé cinq localités frontalières – Borysivka, Ogirtseve, Pletenivka, Pylna and Strilecha - ce que l’Ukraine a démenti. Vovchansk, qui se trouve à moins de 10 kilomètres de la frontière russe, est sous des bombardements sans précédent.
La question principale est de savoir si cette attaque vise Kharkiv, qui est la seconde ville du pays et un site industriel de première importance. Ou s’il s’agit de la première étape d’une plus vaste offensive, afin d’obliger les forces ukrainiennes à délaisser certaines parties du front, long de plus de mille kilomètres.
Un assaut russe qui était attendu
L’État-major ukrainien, dirigé depuis le début février par le général Oleksandr Syrskyi, n’a jamais caché la vulnérabilité actuelle de ses forces, incapables de répondre aux barrages de l’artillerie russe, faute de munitions. Le président Volodymyr Zelensky a plusieurs fois lancé des appels à ses alliés occidentaux sur l’urgence de la situation, y compris lors d’un échange téléphonique avec Joe Biden le 23 avril, juste avant que le président des États-Unis signe le déblocage de l’aide enfin votée par le Congrès.
«Il est probable que les semaines à venir seront très sombres pour les forces terrestres ukrainiennes dans l’est du pays», avaient prévenu de nombreux experts comme Mick Ryan, général australien à la retraite et membre du Lowy Institute, un groupe de recherche basé à Sydney, interrogé par le «New York Times».
Tout va donc dépendre de la stratégie adoptée par Kiev. Si les Ukrainiens décident de tenir le terrain à tout prix, ils perdront une partie cruciale de leur armée. Mais s’ils ne ripostent pas, l’effet sur le moral de la population civile pourrait être dévastateur.
Un assaut russe qui peut être stoppé
C’est le point le plus important. La question est moins celle de la conquête de kilomètres carrés ukrainiens par l’armée russe que celle de la portée de ses canons. Plus ils se rapprochent de Kharkiv, ville déjà sous la menace constante des attaques de drones, plus les artilleurs russes peuvent écraser avec précision sous leurs obus cette métropole que les troupes de Vladimir Poutine n’avaient pas réussi à conquérir en mai 2022.
L’un des points névralgiques pour stopper l’armée russe est la localité de Lyptsi, qui avait été capturée par celle-ci le premier jour du conflit, le 24 février 2022, avant d’être «libérée» en septembre.
Lyptsi, située en hauteur, pourrait être le verrou d’une percée plus profonde. Comment l’éviter, coté ukrainien? En déplaçant dans cette zone le maximum de munitions. Et en multipliant les tirs sur les bases arrière russes. Problème: ce type de frappes ukrainiennes est redouté par les pays de l’OTAN, car il permet à la propagande de Vladimir Poutine d’affirmer que les Occidentaux sont bien en guerre avec la Russie.
Un assaut russe qui envoie un message
Poutine vient d’être investi, le 7 mai, pour un nouveau mandat présidentiel de six ans. La traditionnelle cérémonie des forces armées, lors de la commémoration de la victoire alliée sur l’Allemagne nazie du 9 mai 1945, vient d’avoir lieu, avec l’exhibition à Moscou de matériels militaires des pays de l’OTAN, pris aux Ukrainiens. Et maintenant? Les dates sont importantes.
L’offensive russe a été déclenchée pile le dernier jour de la visite en Europe du président chinois Xi Jinping, qui se trouvait alors en Hongrie, après s’être arrêté en France et en Serbie. Elle intervient aussi juste après l’accord de principe donné mercredi 8 mai par les 27 pays membres de l’UE à l’utilisation des intérêts des avoirs russes gelés pour financer l’achat d’armes pour l’Ukraine.
Autre proposition examinée ce jour-là par les 27: celle d’un 14e paquet de sanctions qui comporte des restrictions sur les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) russe, en particulier une interdiction de son transbordement dans les ports européens. La Belgique et son port de Zeebrugge sont les chefs de file dans ce domaine, mais la France et l’Espagne figurent également parmi les principaux destinataires du GNL russe. Les navires de la «flotte fantôme» russe qui transportent du pétrole russe au mépris des restrictions imposées par l’UE seraient aussi interdits d’entrer dans les ports européens.
Dernier point: 50 entreprises non européennes qui fournissent la Russie en composants occidentaux vont être sanctionnées. Et si Moscou envoyait un message à travers son assaut?
Un assaut russe pour préparer la paix?
Vladimir Poutine a besoin d’une victoire avant de s’engager sérieusement vers un règlement négocié, même si celui-ci doit aboutir à une guerre «gelée». Volodymyr Zelensky, de son côté, ne bougera pas sur le front diplomatique s’il n’est pas soumis à une pression maximale.
Or regardons la situation militaire: dès que le gouvernement ukrainien aura récupéré les armements et les munitions occidentales promis par ses alliés, sa propension à accepter la perte de territoires sera moindre. C’est un peu le raisonnement du pire. Tant qu’ils ne sont pas convaincus que cette guerre est ingagnable pour l’un comme pour l’autre, les deux ennemis ne déposeront pas les armes.
La vertu cynique de cet assaut russe est qu’il peut être le laboratoire de cette impasse. Sauver Kharkiv serait, pour Zelensky, une bonne raison d’ouvrir des négociations par puissance interposée (Chine? Russie?), par exemple lors de la conférence des 15 et 16 juin au Burgenstock.
Entériner un statu quo favorable pourrait aussi motiver Poutine. C’est toujours dans le fracas des armes que la nécessité et la possibilité d’un cessez-le-feu finissent par s’imposer.