Quel est le point commun entre Nadège Lacroix, gagnante de la saison 6 de l’émission «Secret Story», Nabilla, l’une des plus grosses influenceuses francophones passée par «Les Anges de la télé-réalité», Alexandra Coulet, qui a remporté la première édition du «Bachelor» en 2003, Mélanie Dedigama, aperçue dans «Secret Story» puis «La Villa des cœurs brisés» ou encore «Les Apprentis aventuriers», ou encore Marwa Merazka, qui a participé aux «Princes et princesses de l’amour» et «Love island»? Toutes sont des candidates de télé-réalité, bien sûr. Toutes sont suisses ou franco-suisses.
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Depuis le séisme provoqué par le débarquement de «Loft Story» sur la chaîne française M6 en 2001, le pays a les yeux rivés sur les programmes de télé-réalité. Si l’audience est difficile à quantifier, notamment parce que les programmes produits en Suisse sont restés très rares, certains chiffres ne trompent pas: ceux des annonceurs.
Dès le départ, M6 avait prévu des publicités helvètes pour son audience romande, au point que la SSR lui a même intenté, en vain, un procès pour concurrence déloyale. Encore aujourd’hui, selon «L’Illustré», l’audiovisuel public suisse voit 330 millions de francs de recettes publicitaires lui échapper tous les ans au profit des chaînes françaises et allemandes – une brèche ouverte par la télé-réalité.
Mais que se passe-t-il du côté des téléspectateurs? Une journaliste française, Constance Vilanova, vient de publier un essai sur le sujet. Dans «Vivre pour les caméras – ce que la télé-réalité fait de nous» (éd. JC Lattès), cette ancienne accro à «Secret Story» et aux «Anges» (entre autres) examine les dessous peu reluisants de ces divertissements bien moins innocents qu’il y paraît.
Au-delà de leurs effets délétères sur les candidats, qui pour certains connaissent détresse psychologique, harcèlement et exploitation de leur vie privée, la journaliste montre comment ils nous atteignent aussi dans notre vie quotidienne – et font peser sur nous de nouvelles pressions psychologiques ou influencent nos relations amicales et amoureuses. Interview.
Constance Vilanova, à la lecture de votre livre, on a l’impression que la télé-réalité nous a transformés dans tous les domaines, tant physiquement que psychologiquement, et dans nos rapports aux autres…
Tout à fait. Ce phénomène de culture de masse qui perdure depuis vingt ans nous a tous et toutes influencés. Au fur et à mesure de mes investigations, je me suis même rendu compte qu’elle a aussi influencé ceux qui ne la regardent pas. Nous sommes tous un peu intoxiqués par ces programmes qui ont transformé la mise en scène de nous-mêmes, notre rapport au corps ou à l’amour. Prenons la question des corps. Les silhouettes présentées par les candidats et candidates s’ancrent dans des stéréotypes de genre. Les candidates passent généralement par la case chirurgie esthétique au bout de leur deuxième tournage pour afficher toutes la même silhouette: une forte poitrine, une taille très fine, des fesses plutôt larges. Elles ont aussi toutes ce même visage cloné qui ressemble à un filtre Instagram avec un nez retroussé, des lèvres gonflées, des pommettes relevées. Les hommes, eux, ont une silhouette bodybuildée avec quelques opérations de médecine esthétique comme des facettes posées sur les dents ou les opérations contre la calvitie.
Est-ce que la télé-réalité impacte différemment les hommes et les femmes?
Oui, d’abord parce que le public est plutôt jeune, souvent entre 15 et 30 ans, et qu’il s’agit surtout d’un public féminin. Dans les télé-réalités, il est beaucoup question d’histoires d’amour, de quêtes amoureuses. Cela appuie donc sur des leviers plutôt féminins. Et puis les femmes sont plus pétries de complexes dans leur rapport au corps pendant leur adolescence. Je sais que pour moi par exemple, voir sans cesse des images de femmes aux poitrines généreuses boostées aux prothèses, cela m’a fait devenir championne du rembourrage de soutien-gorge. Au-delà du corps, cela va influencer la vision de l’amour. Les femmes, dans ces programmes, sont sans cesse dans le rôle des pleureuses, sans cesse trompées par leur conjoint qui, eux, n’y peuvent rien, car ce sont des Don Juan.
Les femmes sont placées dans des positions de victimes permanentes. Quels sont les modèles de relations prônés par la télé-réalité qui peuvent infuser chez les téléspectateurs et téléspectatrices?
Le premier, c’est celui du couple. Pour exister dans un programme de télé-réalité, il faut absolument faire couple. Sinon, on risque de se faire évincer du programme par la production. J’ai recueilli beaucoup de témoignages en ce sens. Les jeunes femmes se battent donc constamment pour capter le regard des hommes et décrocher leur cœur. On le voit non seulement dans les émissions de dating [ndlr: comme «Les princes et princesses de l’amour» ou «La villa des cœurs brisés» par exemple], mais aussi dans les émissions de vie collective [«Les Anges» ou «Les Apprentis aventuriers»], où la production s’arrange toujours pour faire revenir les ex et créer des situations de tension. Outre le couple, les émissions montrent donc aussi énormément de rivalité féminine, avec des clashs entre les femmes. Et enfin, il y a des effets de meute avec toujours un meneur, une meute et une victime, exactement le même principe que le harcèlement scolaire. Que ce soit dans nos relations amicales ou amoureuses, la télé-réalité nous influence.
Mais pourquoi ne montrer que ces relations globalement dysfonctionnelles à l’écran?
Des amitiés entre femmes qui se passent bien et des couples qui vont bien, cela ne crée par d’images. Il faut qu’il y ait «de la séquence» comme on dit dans le jargon, donc du clash, parce que c’est l’ADN de ces programmes. Les boîtes de production vont valoriser les relations toxiques quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte même, parce que cela crée de l’image. Et c’est cette course à l’image qui met en danger notamment les jeunes femmes.
Vous parlez aussi dans votre livre des aspirations de toute une génération qui sont façonnées par la télé-réalité…
Oui, parce qu’avant les réseaux sociaux, c’est devenu un tremplin pour accéder à la gloire. Avant, pour passer à la télévision, il fallait avoir un talent ou une histoire à raconter. Je pense notamment aux émissions de témoignage, il fallait qu’il nous soit arrivé quelque chose d’extraordinaire. Ce qui est intéressant, c’est que la télé-réalité «d’enfermement» comme on pourrait l’appeler, a mis en avant des personnes dont le seul «talent» est d’être elles-mêmes. D’un coup, tout le monde pouvait être célèbre. Cela se poursuit aujourd’hui sur les réseaux sociaux, où l’on retrouve d’ailleurs beaucoup de stars de télé-réalité.
Pourquoi ce type de divertissement nous influence-t-il autant par rapport à d’autres, comme les séries ou le cinéma?
C’est le côté réalité. Même si c’est scripté, on s’attache à des personnages qui ne relèvent pas de la fiction et qu’on peut suivre ensuite sur les réseaux sociaux. La télé-réalité est d’ailleurs devenue permanente à cause d’eux. Il n’y a plus besoin d’attendre la saison suivante des «Marseillais» pour savoir si Maeva est encore avec Greg ou non, il suffit d’aller sur leur compte Instagram. Les histoires d’amour évoluent, les clashs continuent, il y a des naissances et des divorces. C’est ça qui suscite une addiction. On ne suit pas des saisons, mais des personnages. Par ailleurs, cela s’est beaucoup développé au début des années 2010, une époque où les ados n’avaient pas forcément tous un ordinateur. Donc ils regardaient ça à la télévision à la sortie du collège ou du lycée. Nous sommes plus malléables lorsque nous sommes ados, moins armés pour déconstruire ce qu’on regarde. D’autant plus que les médias ont méprisé la télé-réalité pendant longtemps et n’ont donc pas fait leur travail en alertant sur les dangers que cela pouvait représenter.
Est-ce que la télé-réalité n’exacerbe que de «mauvais» comportements chez nous? N’existe-t-il pas aussi des modèles enviables?
Je pense qu’à l’instar des réseaux sociaux, tout est une question de dosage. Il faut être armé pour regarder ces programmes. Il y a parfois des scènes de sororité, des moments de tendresse dans les couples, d’autres d’amitiés assez fortes comme dans «Les Marseillais» par exemple. On voit aussi des télé-réalités plus éthiques au fil du temps. La nouvelle saison de «Secret Story» [ndlr: diffusée sur TF1 depuis le mois d’avril] est plus bienveillante. Mais même là, les mécanismes du patriarcat ont repris le contrôle avec la formation d’un triangle amoureux et, encore et toujours, un homme au cœur des préoccupations féminines.
La télé-réalité ne devient-elle pas aussi plus inclusive? La première saison de «Frenchie Shore», émission extrêmement trash et donc très controversée, diffusée sur Paramount+, contenait un coming-out trans…
Ouryel explique en effet qu’elle est une jeune femme trans et Melvin, le beauf par excellence, dit alors «trans ou pas, je la baise quand même». C’est en même temps la phrase la plus trash et la plus inclusive de l’histoire de la télé-réalité. La transidentité n’y est pas un sujet. De manière générale, c’était assez agréable de voir un casting comme celui-ci, qui n’était pas entièrement blanc, et avec aussi un homme bisexuel par exemple. Par ailleurs, on voyait des femmes censées être, elles aussi, des prédatrices, avec une volonté de sexualité heureuse. Mais la promesse n’est pas tout à fait tenue, car à la fin, on assiste quand même à une hypersexualisation, certes consentie, et les femmes se font martyriser par les hommes.
Faut-il donc purement et simplement arrêter de la regarder?
Je pense qu’on se porterait vraiment mieux sans. Comme de toute façon, elle ne s’arrêtera pas, il vaut mieux armer les ados, exactement comme pour TikTok face aux contenus qui déferlent. Il faut les prévenir, les blinder, leur rappeler que ces images peuvent leur faire du mal.