Elle s'occupe des défunts, les «rend beaux» (comme le dirait son plus jeune fils), estompe les marques de la maladie ou de la souffrance, avant que la famille ne les retrouve, une dernière fois, lors des funérailles. Son métier fascine, intrigue, collectionne les préjugés. Stéphanie Sounac, thanatopractrice professionnelle, a donc pris la plume pour raconter son quotidien.
Installée tout près de Verdun, la Française de 40 ans a le timbre velouté, un sourire qu’on perçoit même à distance et le verbe fluide, authentique, qui ne tente le moindre euphémisme. Comment faire dans l’euphémisme, d’ailleurs, lorsqu’on côtoie la mort au quotidien? On n’essaie même pas. Dans son nouvel ouvrage, «Les yeux qu’on ferme», à paraître le 24 octobre aux éditions 41 de l’EPFL, Stéphanie reste telle qu’elle est, telle qu’on la perçoit sur Instagram: sincère, préférant aller droit au but et optimiste – au maximum.
Car oui, il est possible d’être optimiste et focalisée sur le présent, lorsqu’on travaille en tant que thanatopractrice depuis plusieurs années. Celle que ses 135’000 abonnés connaissent mieux sous le pseudonyme de «Thana Nanou» en est la preuve vivante. Vous ne me croyez pas? Lisez la suite, elle nous a tout expliqué.
«Je fais ce métier à la fois pour la famille et les défunts»
Lorsque les éditions de l’EPFL la contactent par mail, à la suite d’un article paru dans le journal «Le Monde», Stéphanie Sounac n’y croit pas une seconde: «Je pensais que c’était une grosse blague, je n’imaginais pas qu’on puisse me proposer d’écrire un livre. Mais en me renseignant auprès de plusieurs amis, j’ai compris que c’était sérieux. J’étais impressionnée, c’était la première fois que j’entreprenais un aussi gros projet rédactionnel.»
Après plusieurs mois de stress et d’angoisse, teintés d’une certaine peur de la page blanche, Stéphanie finit par trouver les mots justes, avec l’aide de sa co-autrice Frédérique Martin: «Ce processus a impliqué un immense travail d’introspection, je me suis rendu compte que j’avais une certaine pudeur concernant mon quotidien et mon travail, confie-t-elle. C’est Frédérique qui, en entendant mes histoires durant nos discussions, m’encourageait à les inclure dans le livre.» Le résultat? Un récit de vie unique, fait de hauts et de bas, de larmes et de rires, dans un cadre que la majorité d’entre nous n’imagine même pas ou n’ose pas entrevoir: les coulisses de la mort.
En effet, l’ouvrage de Stéphanie raconte à la fois son parcours, sa formation, ses premières opérations d’Art restauratif et son quotidien de thanatopractrice, dédié à prodiguer des soins de conservation aux personnes disparues, en vue de leurs funérailles. «Je fais ce métier à la fois pour les familles endeuillées et pour les défunts. C’est important de permettre aux familles, aux enfants, de revoir leurs proches dans les meilleures conditions. Quand mon papa est décédé, je n’ai pas pu le voir. Lorsque j’ai compris que des personnes avaient manipulé son corps, cela m’a marquée. Je m’occupe des défunts de la manière à laquelle j’aurais aimé qu’on prenne soin du corps de mon père.»
«On voit que certains ont vraiment souffert»
Nettoyage, désinfection, massage, retirage des pacemakers ou pompes à insuline, coiffure, maquillage, tenue… Peu importe l’âge («J’entends souvent dire que les soins sur les jeunes enfants et les nourrissons ne peuvent être pratiqués, écrit-elle dans son ouvrage. Cela me met en colère à un point inimaginable») Stéphanie passe de longs moments à sublimer les défunts pour leur dernier voyage, qu’ils aient choisi la crémation ou l’inhumation: «Cette notion peut étonner, admet-elle. Pendant longtemps, je ne comprenais pas pourquoi les gens pensaient que pour la crémation, il n’y avait pas de soins. J’ai donc posé la question à mes abonnés sur les réseaux sociaux et j’ai découvert une flopée d’idées reçues! Certaines personnes pensent notamment que les produits chimiques utilisés sur les corps vont exploser durant la crémation, mais c’est faux!»
En préparant chaque personne, la thanatopractrice crée, à sa façon, un lien avec eux, apprend à les connaître un peu: «On voit que certains ont vraiment souffert, à leur façon de tenir leurs mains toutes serrées, à leurs traits de visage plissés… D’autres ont un petit sourire naturel, les mains posées paisiblement. Avec le temps, j’ai appris à observer tout cela et à en faire ma propre idée. Mais rien ne me prouve que l’âme est toujours là, je ne peux prétendre savoir ce qu’il en est de ce côté-là. Personnellement, je crois que la mort n’est pas une fin en soi, mais ce n’est qu’une supposition.»
De temps en temps, elle leur glisse quelques mots, de manière très naturelle: «Par exemple, quand un passage de chemise est difficile, je demande à la personne de m’aider. Je leur raconte mes tracas de la journée. Je dis par exemple ‘Ah Monsieur, vous êtes le troisième aujourd’hui, je suis un peu fatiguée, mais on va y arriver ensemble!’»
«Mon corps est épuisé mais le mental tient bon!»
En effet, le rythme est effréné, incessant. Stéphanie parcourt des kilomètres pour rejoindre les défunts qui attendent ses soins, doit rester debout pendant des heures, supporter les odeurs, la vue des impacts physiques liés à des maladies ou des accidents... «Je ne pense pas rester thanatopractrice jusqu’à ma retraite, précise-t-elle. Mon mental tient bon, mais mon corps est épuisé. La pression psychologique est énorme! Je sors d’une dépression post-traumatique et j’aime rappeler aux gens que même si je suis une femme plutôt joviale, j’ai aussi mes soucis, mes moments sombres. Tout ce mélange d’émotions fait de nous qui nous sommes.»
Lorsqu'on lui demande si ces phases difficiles sont liées à la nature de son activité, elle répond aussitôt: «Non, ce n’est pas lié au travail lui-même ou aux défunts, insiste-t-elle. Mes proches me disent même que ce métier complète la personne que je suis! La difficulté venait de la pression de la rentabilité au profit de la qualité de travail. Quand j’étais employée, tout devait aller vite, je n’arrêtais jamais, et je n’avais rien à dire. C’est bien pour cela, à cause de cette pression, que j’ai quitté le domaine à deux reprises, lorsque j’étais employée. La première fois, j’en ai profité pour passer mon diplôme d’aide-soignante.»
«Les gens manquent de dialogue autour de la mort»
Depuis qu’elle a fondé sa propre entreprise, en 2018, les choses se sont apaisées, bien que Stéphanie ressente toujours une certaine épée de Damoclès: «Chaque matin, je me demande si je ne vais pas tout perdre, comme je ne suis pas protégée par un contrat d’emploi et que je dois m’occuper de tous les aspects moi-même.»
En parallèle, Stéphanie a entrepris une formation de «gestalt-thérapie», une «thérapie humaniste et une philosophie de vie, axée sur le présent, pour permettre à la personne de connecter son corps et son esprit avec son environnement dans un objectif de bien-être au quotidien». Pour la thanatopractrice, cette formation s’inscrit dans la continuité de son activité: «Je me suis rendu compte via les réseaux sociaux que les gens manquent cruellement de réponses et de dialogue autour de la mort. Beaucoup de personnes m’avouent que c’est grâce à moi qu’elles ont réussi à entrer dans la salle où reposait leur défunt proche pour lui dire au revoir.»
«Les défunts m'ont appris la vie»
Comment appréhende-t-on la mort, lorsque notre métier nous empêche littéralement de l’oublier, ne serait-ce que le temps d’une seule journée? La question ramène Stéphanie à un souvenir d’enfance: «Toute petite, j’ai toujours dit à ma maman que je voulais me retourner sur ma vie et me rendre compte que je n’avais rien gaspillé. J’ai toujours profité de ma vie, ressenti cette urgence de vivre. J’essaie de prendre du recul à chaque instant pour savourer le présent et profiter de ce que je suis en train de faire, même les choses toutes simples, comme une balade avec mes enfants!»
Lorsqu’elle a senti des premiers symptômes dépressifs, Stéphanie a réagi très vite: «Cela m’a tout de suite interpellée, je n’ai pas essayé de me convaincre que ça passerait tout seul, mais j’ai essayé de comprendre. C’est là que j’ai réalisé que je vivais un épisode dépressif post-traumatique. Ce travail sur moi-même m’a appris à cohabiter avec la peur de l’abandon qui me guette depuis mes sept ans. Finalement, c’est ce qui fait toute ma force.»
Si elle est parvenue à s’extirper des griffes de cette peur, c’est grâce à l’aide d’une professionnelle qui l’accompagne… et aussi grâce aux défunts, dit-elle: «Ils m’ont appris la vie! Ils m’apprennent à relativiser, à accepter qu’on peut perdre les gens un jour, qu’on peut être triste ou en colère, et que cela fait partie de la vie. Il y a quelque temps, j’ai fait un soin pour un petit garçon de deux ans. J’ai beaucoup pleuré, je lui ai caressé la joue et je lui ai dit de veiller sur ses parents pour qu’ils puissent s’en remettre. La mort apprend la vie.»
«Il y a de la beauté dans les moments les plus obscurs»
Au contact des familles qui souffrent, Stéphanie reçoit leurs réactions de plein fouet, les voit réaliser vraiment le trépas de la personne et observe que les sujets liés à la mort ne sont que rarement abordés. «Quand j’étais employée, j’avais également un rôle d’accompagnatrice funéraire, et je témoignais parfois de disputes liées au choix de la crémation, raconte-t-elle. Il faudrait en parler avant, une bonne fois pour toutes, ou même préparer ses obsèques si on le peut, en guise de dernier geste d’amour pour ses proches, qui ne devront plus se poser ces questions. On gagnerait à en parler davantage, à ouvrir le dialogue, à penser à ces situations inévitables, afin de pouvoir se sentir moins seuls et d’endiguer les conflits que la douleur et le deuil enveniment. Cela éviterait que des familles entières s’écroulent lorsque leur pilier disparaît.»
Mais ces instants de profonde souffrance peuvent également apporter de la lumière, des rires et des instants de complicité: «Certaines familles arrivent le cœur brisé, mais également dans la joie, car elles célèbrent une personne qui constituait un rayon de soleil. Je repense à une grand-mère bout-en-train, montée sur la table pour danser, lors des dix-huit ans de sa petite-fille. Elle est tombée et est décédée ainsi. Sa famille est arrivée en souriant au travers de leurs larmes, car leur aïeule était partie comme elle l’avait toujours voulu: dans la fête.»
«Je veux que mes enfants continuent de vivre quand je serai partie»
Maman de trois enfants, âgés de 13, 4 et 2 ans, Stéphanie vient d’une famille qui intervient régulièrement dans le domaine du funéraire. Son frère, par exemple, est graveur en cimetière. «À la maison, c’est un sujet très banal, c’est notre quotidien, partage-t-elle. L’autre jour, mon petit de 4 ans m’a dit qu’il comprenait mon métier, que je ‘faisais beau les morts’. On en a beaucoup rigolé!»
Son fils aîné, lui, a récemment demandé à voir un défunt, sans la moindre once de peur: «C’est plutôt moi qui n’étais pas prête, reconnaît sa maman. Il est entré dans la salle d’autopsie, a posé plein de questions et tout s’est bien passé. Il n’en a pas fait de cauchemars. Ce sont des enfants qui grandissent en ayant conscience que, oui, un jour, tout le monde s’en va. Je leur ai expliqué très tôt que je pouvais moi-même mourir, mais que cela ne signifiait pas qu’ils devaient cesser de vivre, d’aimer fort et d’être heureux!»
Vivre, aimer, savourer le présent, font partie des valeurs profondes de Stéphanie. Et en l’écoutant, on en vient même à se demander si les personnes qui tutoient la mort ne sont pas celles qui apprécient le plus la vie.