Rayonnante, Marion Kaelin s’installe devant une glorieuse assiette made in Ikea: «Les boulettes, ça passe toujours», sourit-elle. La grisaille automnale nous guette derrière les immenses fenêtres du géant suédois, mais là, dans la grande cafétéria teintée de lumière chaleureuse, on n’a d’yeux que pour cette montagne de purée qui nous réchauffe le cœur.
C’est Marion qui a choisi le lieu de rencontre. Pour la créatrice de contenu et animatrice radio, ce sera sans doute le seul «vrai repas» de la journée: enceinte de cinq mois, elle souffre d'hyperémèse gravidique qui lui inflige de fortes nausées et lui coupe l’appétit. Mais elle ne laisse rien transparaître, alors qu’elle parle joyeusement de sa fille, Lexie, bientôt deux ans, qui adore à peu près toutes les mêmes choses que sa maman. En début d’année, elle découvrira son petit frère, qui grandit tranquillement, bien au chaud.
Il s’agit pourtant de la troisième grossesse de Marion. Stella, sa deuxième fille, a rejoint les étoiles en 2023. Une épreuve que la Vaudoise de 32 ans a accepté de nous partager, à l’occasion du 15 octobre, Journée mondiale de la sensibilisation au deuil périnatal, un thème encore largement tabou.
«On n’aurait jamais pensé vivre ça»
Le flashback est difficile, mais Marion Kaelin se lance, à peine la dernière bouchée fortifiante avalée. Les souvenirs sont encore frais; ils le resteront toujours, malgré l’effet apaisant du temps. Lorsqu’elle tombe enceinte pour la seconde fois, fin 2023, elle s’imagine une grossesse identique à la première: «Hormis le fait que j’ai vomi durant les neuf mois, tout s’est très bien passé avec Lexie, se souvient-elle. Chaque contrôle, chaque étape, s’est déroulée sans la moindre encombre. Alors, avec mon mari, on se sentait préparés.»
Au moment de vivre la grande échographie morphologique réalisée après trois mois de grossesse, le couple est confiant: «C’est à ce moment-là que les médecins contrôlent les organes et calculent le risque que l'embryon soit atteint de malformations, précise la jeune femme. On est arrivés très calmes, bien que ce type de rendez-vous suscite toujours un peu d’appréhension.» Une fois l’examen terminé, le médecin, «très professionnel», les emmène dans son bureau pour leur annoncer la nouvelle: malheureusement, plusieurs des organes de Stella, dont son estomac, sont situés à l’extérieur de son corps, vers le cordon ombilical.
Ce type de malformation, très rare , peut être traitée au moyen d’une intervention chirurgicale post-natale. Or, le médecin perçoit un autre problème: la clarté nucale (soit l’épaisseur de la nuque) de l’embryon, indicateur important d’une potentielle anomalie chromosomique , semble également inquiétante. «J’avais déjà vu, au moment de l’échographie, que la nuque était très blanche, plus épaisse que chez Lexie, souligne Marion. Le médecin a recommandé une choriocenthèse [un prélèvement du placenta, ndlr] , dont les résultats sont communiqués après 24 heures. Il a réussi à nous trouver un rendez-vous auprès d’un spécialiste du CHUV. On était sous le choc, on ne pensait jamais vivre ça.»
«On avait quelques heures pour décider»
S’ensuit une attente interminable, insupportable : «J’étais dans une bulle, avec des copines, Lexie dans mes bras, mais je n’arrêtais pas de regarder mon téléphone.» Quand, enfin, celui-ci se résout à sonner, un poids infini semble s’ôter des épaules de Marion: «Le spécialiste m’a annoncé qu’il n’y avait pas de trisomie. Mais ils devaient encore vérifier la présence éventuelle d’autres pathologies, ce qui allait prendre près d’une semaine».
Durant les jours d’attente, Marion appelle fréquemment l’assistante de l’expert, transie de peur, pour lui demander si les résultats étaient arrivés. «La veille du rendez-vous, le médecin nous a téléphoné pour nous prévenir qu’ils n’avaient trouvé aucune autre pathologie connue. Le soulagement était immense!»
Hélas, les terribles montagnes russes émotionnelles ne sont pas terminées. Lors du rendez-vous, le spécialiste est formel: en présence d’une clarté nucale toujours aussi épaisse, le couple doit prendre une décision très rapidement. «Il s’avère qu'en plus, le petit cœur de Stella n’était pas au bon endroit non plus, ce qui impliquait beaucoup de risques. Le médecin nous a clairement expliqué qu’au vu d’un tel nombre de malformations, on ne pouvait pas s’assurer que le bébé survive jusqu’à l’accouchement. Il nous a donné quelques heures pour décider si on le gardait ou non, car on était limite pour les places à l’hôpital si on devait stopper la grossesse.»
«Je ne voulais pas infliger toute cette souffrance à Stella»
Choquée, sonnée, comme transportée dans une autre dimension, la jeune femme se voit contrainte de faire le choix le plus difficile de sa vie: «Je parlais souvent à Stella, je lui disais de tenir bon, que tout rentrerait dans l’ordre, confie-t-elle. Je vomissais tout le temps, je me sentais tellement mal à cause de la grossesse, mais je ne pouvais pas cesser de croire que tout irait bien, au final.»
Après en avoir longuement discuté avec ses proches, elle accepte de prendre rendez-vous pour un curetage, soit une interruption médicale de la grossesse : «On a tellement pleuré. J’étais à la limite, niveau timing: quelques jours de plus, et la grossesse aurait été trop avancée pour permettre ce type de procédure, j’aurais dû accoucher d’un bébé mort. Je ne voulais pas vivre ce trauma, ni infliger toute cette souffrance à Stella. Je préférais être endormie [l'opération est réalisée sous anesthésie générale, ndlr] et de ne pas voir ça, je n’avais pas la force d’accoucher. »
«Quand on sait qu’on ne peut le garder, porter le bébé devient invivable»
Les souvenirs s’entrechoquent, ils sont bouleversants pour la jeune femme, qui poursuit courageusement: «Les jours qui ont précédé l’opération étaient irréels, je n’arrivais pas à croire qu’après toutes ces semaines à vomir, à supplier ce bébé de rester bien accroché, après l’avoir vu bouger à l’échographie, j’allais devoir stopper son petit cœur. Et une fois qu’on sait qu’on ne peut pas le garder, porter l’embryon devient invivable. On se sent si coupable et, surtout, on se dit qu’en tant que mère, c’est notre rôle de protéger l’enfant. Mais je n’ai rien pu faire.»
L’intervention, réalisée en ambulatoire, est prévue quelques jours plus tard, après la signature des papiers et les discussions préliminaires avec l’anesthésiste. «Ils administrent d’abord un médicament qui arrête le cœur du bébé, précise Marion. Il faut le prendre au plus vite, une fois de retour à la maison, la veille du curetage. Je n’arrivais pas à m’y faire, j’ai appelé mon mari afin que nous puissions vivre ce moment ensemble, en faire une sorte de cérémonie. On voulait lui dire au revoir correctement une dernière fois pour qu’elle fasse bon voyage. On a roulé jusqu’à un joli champ et on a pu faire nos adieux à Stella, avant que je prenne le cachet.»
«On se réveille et on n'est pas enceinte»
Les procédures médicales concernant l’opération ne lui laissent pas un souvenir trop prononcé. C’est surtout l’enjeu en lui-même qui la marque au fer blanc: «On entre à l’hôpital enceinte, on s’endort, et on se réveille pas enceinte, lâche-t-elle. On devient une mam'ange. Ça, c’est vraiment traumatisant. Après l’intervention, j’ai voulu quitter l’hôpital dès que possible. Nous avions prévu un weekend à la montagne avec des amis et j’ai tenu à le maintenir. On avait besoin de sortir de cette ambiance lourde, de penser à autre chose.»
Quelques mois plus tard, après une phase de post-partum affligeante et d’autres examens, Marion et son mari apprennent que leur fille souffrait d’une maladie génétique extrêmement rare, non héréditaire: «Les probabilités que Stella soit touchée par cette maladie étaient minuscules, on a juste eu beaucoup de malchance. Les médecins nous ont confirmé qu’elle n’aurait pas survécu. Cela n’a pas rendu le deuil plus facile, mais l’annonce m’a quand même soulagée: on aurait tous souffert encore plus si on n’avait pas pris cette décision.»
«Tellement de personnes m’ont raconté des récits semblables!»
Stella aurait dû naître en juillet 2024. Aujourd’hui, après des mois incroyablement difficiles, la famille va mieux. Marion et son mari ont planté un arbre en hommage de leur bébé étoile, afin qu’elle continue à vivre et grandir auprès d’eux. «Parfois, on me demande combien j’ai d’enfants, et je ne sais pas quoi répondre, poursuit la jeune femme. Car oui, j’ai actuellement un seul enfant, mais j’en suis à ma troisième grossesse. On ne peut pas l’expliquer systématiquement.»
Face à leur douleur et le tabou social qui entoure encore le deuil périnatal, la famille fait appel à des associations spécialisées, comme Naîtr’Étoile , qui propose une consultation avec une doula: «Cela nous a énormément aidés, partage Marion, que ce soit pour moi ou pour mon mari. C’était vraiment nécessaire, surtout qu’on ne reçoit aucun jour de congé suite à ce type d’épreuve. Les gens ne comprennent pas que, même si le bébé n’est pas physiquement là, on a quand même perdu un enfant. Le deuil est le même.»
Dès qu’elle commence à parler de son expérience, notamment sur les réseaux sociaux, Marion a l’impression d’avoir ouvert une brèche: «On m’a confié tellement de récits semblables! Même des personnes très proches de nous ont révélé des vécus qu’elles se sentaient obligées de garder secrets.»
Le tabou autour du deuil périnatal et des fausses couches, qui concernent environ une grossesse sur quatre (10 à 20% des femmes) , la scandalise: «On devrait pouvoir se soutenir les uns les autres et en parler davantage, estime-t-elle. Il en va de même pour le premier trimestre, que la société nous pousse à cacher, alors qu’on se sent si seules à cette période!»
«On doit pouvoir ouvrir le dialogue»
Suite à cette épreuve, Marion en parle beaucoup avec des amies ayant vécu le même deuil incommensurable: «Une copine qui a malheureusement perdu son enfant juste après la naissance m’a avoué qu’elle préférait sa situation à la mienne, persuadée qu’elle n’aurait pas été capable de prendre la décision de tuer son bébé. Mais de mon côté, je trouve sa situation bien plus difficile que la mienne! Au fond, cela signifie que ces expériences ne se comparent pas, que la souffrance est la même et qu’on doit pouvoir ouvrir le dialogue pour s’entraider. À tous les mam’anges et pap’anges: vous n’êtes pas seuls! »
Pour Marion, Stella sera évidemment toujours son deuxième bébé, la petite étoile qui danse au-dessus de sa famille, sur des rayons de lune. Bien qu’elle parvienne désormais à regarder devant elle, à sourire, à se réjouir de l’arrivée de son petit garçon arc-en-ciel, elle doit composer avec l’ombre de la crainte. Chaque rendez-vous l’angoisse, tandis qu’elle retient sa respiration, en prévision du pire. Mais pour l’instant tout va bien. Et alors qu’elle entame ce deuxième trimestre tant attendu, Marion continue d’aimer sa famille de toutes forces. Sa famille qui l’accompagne sur Terre - et celle qui veille sur elle depuis le ciel.
Si vous vivez un deuil périnatal, ne restez pas seul avec votre peine. N'hésitez jamais à demander de l'aide, du soutien et de l'écoute, à n'importe quel moment. Plusieurs associations spécialisées se tiennent à votre disposition. Vous pouvez également vous adresser directement à votre médecin traitant ou votre gynécologue, qui saura vous rediriger vers un département ou un professionnel spécialisé dans cette épreuve.
Parmi les associations suisses à votre écoute, on trouve notamment:
Adessia, pour toute la Suisse romande
Naîtr'Étoile, basée à Yverdon-les-Bains
Au cœur des mamans et des papas, à Fribourg
Kaly, à Genève
Vivre son deuil, dans toute la Suisse
Arc-en-Ciel, dans toute la Suisse
Si vous vivez un deuil périnatal, ne restez pas seul avec votre peine. N'hésitez jamais à demander de l'aide, du soutien et de l'écoute, à n'importe quel moment. Plusieurs associations spécialisées se tiennent à votre disposition. Vous pouvez également vous adresser directement à votre médecin traitant ou votre gynécologue, qui saura vous rediriger vers un département ou un professionnel spécialisé dans cette épreuve.
Parmi les associations suisses à votre écoute, on trouve notamment:
Adessia, pour toute la Suisse romande
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