Du 10 au 13 juillet 2024, Bruxelles accueillera le 15e Congrès international de psychologie sociale. Parmi la liste des invités figure le nom d’Oriane Sarrasin, maîtresse d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, qui est également députée au Grand Conseil vaudois. Et le titre de sa conférence interpelle immédiatement: «La fin du monde et la psychologie sociale.» Il y a de quoi frissonner, surtout après les importantes inondations qui ont fait trembler plusieurs cantons suisses, dont le Valais et le Tessin, ces derniers jours.
«Ce titre est un peu provocateur, concède la chercheuse. L’objectif est de montrer que la psychologie, souvent réduite au bien-être individuel et aux épanchements sur un divan, peut aussi jouer un rôle dans nos manières de nous adapter et de lutter contre les crises environnementales!»
Pour rappel, la psychologie sociale est une branche qui analyse comment nos actes, nos émotions et nos pensées sont directement influencés par le contact avec d'autres personnes. Le lien avec le climat est complexe, mais important, puisque nos interactions avec autrui peuvent directement impacter nos comportements vis-à-vis de l'environnement. Oriane Sarrasin nous en dit plus:
Vous dites que la psychologie peut jouer un rôle clé dans la gestion de la crise climatique. Pourquoi?
On la réduit souvent à une vision individualisante de la problématique, via les manières de sensibiliser les personnes et de les encourager à changer les comportements qui peuvent avoir un impact sur l’environnement. Les actes écologiques du quotidien sont certes importants, tout comme la compréhension des «dragons» (les sources de l’inaction qui freinent le changement, ndlr). Mais la psychologie sociale peut aller beaucoup plus loin que cela, en examinant les différents rôles que prennent les individus et en étudiant l’acceptabilité des objectifs climatiques fixés par des autorités.
Nos petits gestes quotidiens peuvent-ils donc avoir un plus grand impact qu’on le pense, sur le plan psychologique?
Oui, car il ne s’agit pas de considérer l’individu uniquement comme un consommateur quotidien de carbone: ses actes peuvent toucher toute une série de cercles, ainsi que le suggère un modèle paru dans la revue Science. Le fait de se doucher moins longtemps ou de rejoindre le bureau à vélo ne suffira pas à régler une crise systémique, mais il ne faut pas oublier que chaque individu est relié à un entourage proche: nous avons toutes et tous un impact direct sur les autres, souvent sans même nous en rendre compte! En effet, lorsqu’on se rend au travail à vélo, nos voisins, nos collègues, nos proches, le voient. Ces habitudes permettent, petit à petit, de changer la norme, même si cela n’est bien souvent pas assez rapide.
Mais les autres vont-ils vraiment prêter attention à ce qu’on fait?
C’est un comportement naturel, on observe tout! On a beau se persuader que nos choix ne représentent qu’une petite goutte dans un océan de solutions potentielles, nos actes - hormis peut-être la longueur de notre douche - sont observés. Parmi les personnes qui nous ressemblent, nos actions figurent parmi les plus grands vecteurs de changement. Prenons l’exemple du végétarisme, extrêmement rare en Suisse il y a quelques décennies seulement: aujourd’hui, on constate que le nombre d'individus végétariens augmente, ce qui crée un début de normalisation, même si de tels changements sont souvent caractérisés par des passages de friction. Cela ne signifie pas pour autant que nous sommes des moutons de Panurge influençables, mais que nous sommes capables de nous ajuster. Cela implique évidemment une prise de décision consciente et personnelle, mais le changement d’habitudes est aussi basé sur l’observation de ce qui nous entoure.
Quels sont les autres cercles qui peuvent être touchés par nos actes?
Il s’agit en premier lieu de la sphère publique: nous évoluons dans des associations, des entreprises, des groupes divers et variés… Tous nos actes dans ces différentes sphères, reliés à nos différents rôles sociaux, auront potentiellement un impact. Le fait de décider, par exemple, qu’on n’acceptera plus de prendre l’avion pour nos déplacements professionnels (lorsqu’on a le choix) peut engendrer des réflexions au niveau de l’entreprise. Le dernier cercle est le plus difficile à modifier, bien qu’il ait le plus d’impact: il s’agit de notre culture au sens large, qui inclut nos symboles et notre définition du bonheur ou de la réussite. Un être humain seul a malheureusement peu de marge de manœuvre face à l’inertie de ces symboles.
Pourquoi l’idée d’un changement de mode de vie est-elle si difficile à accepter?
Car cela engendre de la peur, ainsi qu’une forme de déni. On ne veut pas faire des changements qui ne nous paraissent pas nécessaires. Cela dépend évidemment des lieux de vie et de la situation financière. Début juin, Caritas et la ZHAW avaient démontré que plus un ménage est riche, plus son impact carbone est lourd. Mais de manière générale, cela implique de prendre en compte ce dont on estime avoir besoin pour être heureux: ai-je besoin de prendre l’avion pour visiter ce pays lointain? Ai-je besoin de cette nouvelle voiture? Parfois, on ne se rend pas compte des changements nécessaires et on se dit qu’on compensera nos vols en avion par des repas végétariens ou des trajets en bus. D’après la RTS, pour compenser un vol vers la Grèce, il faudrait utiliser uniquement les transports en commun jusqu’en octobre prochain... Ou alors, on ne veut simplement pas les voir!
Cela signifie-t-il que l’idée d’une crise climatique tangible ou l’approche de la «fin du monde» est impossible à intégrer?
C’est assez complexe. Pour simplifier, on observe que le changement climatique représente souvent une information parmi d’autres, dans le quotidien des gens, même s’il devient de plus en plus tangible. On tend à imaginer que ses effets se déploieront seulement sur des contrées lointaines ou qu’ils auront lieu dans très longtemps... Peu de personnes, en Suisse, vivent ses conséquences de manière prépondérantes, même si cet été s’est avéré plutôt catastrophique. On peut se lever et se coucher en pensant au changement climatique, mais finalement, il est naturel que d’autres éléments de la vie prennent le dessus. Par exemple, après une rupture amoureuse, il est normal que vous soyez plus obnubilé par la souffrance émotionnelle ressentie dans l’immédiat que par des considérations plus globales.
Pourtant, beaucoup de personnes se sentent «éco-anxieuses» en ce moment!
Oui. C’est d’ailleurs un mot très à la mode qui fait l’objet de beaucoup de controverse, dans le domaine de la recherche. En effet, en psychologie clinique, le terme «anxiété» se réfère à des pensées qui s’invitent de manière intrusive et disproportionnée. Cela impliquerait donc que l’angoisse liée au climat est exagérée alors que, dans les faits, l’humanité fait face à une menace majeure. Disons qu’une certaine quantité de peur est l’un des vecteurs principaux du changement, mais que si cette inquiétude ou des pensées culpabilisantes touchent significativement la qualité de vie, il faut demander de l’aide.
Comment gérer ces émotions, cette inquiétude et ce sentiment d’impuissance?
Il faut maintenir la notion d’espoir et d’efficacité collective, sans tomber dans une spirale d’obsession. La peur peut effectivement contribuer au changement, mais elle risque aussi de nous paralyser. C’est pourquoi nos croyances et nos pensées, l’impression que nos actes vont servir à quelque chose, sont très importantes! Personne ne peut se persuader que ses propres gestes peuvent avoir un effet énorme, mais de manière collective, nous pouvons impacter la situation. Cela permet de rester motivé, malgré la peur, la tristesse et la colère.
Mais on sait qu’il faut aussi un changement beaucoup plus large…
Oui, il s’agit d’un problème systémique qui requiert des mesures au niveau des systèmes politique, économique etc… Sachant que le changement climatique est déjà en marche et que même une réduction massive de nos émissions de carbone ne pourront probablement plus l’annuler complètement, nous devrons également nous adapter émotionnellement à cette crise.
Il faut accepter qu’on ne retrouvera jamais une nature intacte, que les événements météorologiques extrêmes vont devenir plus fréquents et plus intenses… C’est là que la psychologie pourra aussi jouer un rôle! On sait d’ailleurs que l’altruisme est un autre grand vecteur d’engagement collectif ou personnel: il s’agit de prendre en considération les régions les plus touchées, les générations futures, les autres espèces, et d’agir pour elles.
La psychologie peut-elle aussi avoir un impact sur les mesures plus larges, comme les décisions politiques en faveur du climat?
En tant que domaine scientifique, ce n’est pas à la psychologie d’émettre des recommandations sur ce qu’il faut faire. Des objectifs environnementaux clairs ont été fixés, notamment au niveau des émissions de carbone, et c’est avec des décisions et mises en œuvre politiques qu’ils pourront être atteints. Par contre, la recherche en psychologie peut accompagner des mesures prises par des autorités. En effet, l’idée qu’une population est prête à agir dès qu’elle a compris le problème ne fonctionne pas. Il ne suffit pas de sensibiliser les personnes, mais de les aider à accepter le changement nécessaire. Pour cela, il faut que les objectifs fixés aient un niveau d’acceptabilité suffisant. La psychologie peut aider à identifier les «dragons» et comprendre les raisons de cette inertie.