Il existe peu d’expériences aussi universelles que celle du deuil. A priori, nous y serons tous confrontés un jour. Et a priori, ce sera pour tout le monde un moment difficile. Le deuil a été analysé, théorisé et même disséqué en plusieurs étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation) par la psychiatre suisse Élisabeth Kübler-Ross en 1969. Pourtant, quand vient l’expérience, beaucoup de personnes se retrouvent démunies.
C’est en constatant ce paradoxe qu’Anaïs Valentine Sancha a voulu se lancer dans l’accompagnement psychologique. Celle qui se définit comme «mentor en bien-être émotionnel» a développé la structure Yes We Feel pour mettre en relation celles et ceux qui ont besoin de soutien avec des thérapeutes professionnels. On y trouve également une plateforme d’échange, des modules vidéo et des e-books. La Vaudoise explique pourquoi le deuil est encore tabou dans la société et comment il faudrait changer notre regard pour accepter de le «vivre» plutôt que de le «faire».
Anaïs Valentine Sancha, comment êtes-vous arrivée à vous intéresser à la question du deuil?
Pour avoir moi-même vécu plusieurs deuils très différents et été témoin du deuil d’autres personnes, le point commun reste qu’on nous répète qu’il faut «faire son deuil» et assez rapidement «passer à autre chose». Continuer de souffrir d’une absence n’est vite plus compris. Alors que si j’avais pu vraiment me laisser aller, ne pas écouter les gens qui essayaient un peu de me brimer dans mon expérience du deuil, je sais que cela se serait mieux passé. C’est un travail que j’ai pu faire, mais seulement après coup. Aujourd’hui, le deuil est souvent, au niveau sociétal, un non-sujet dont on évite de parler. Au contraire, il faut permettre aux personnes de réellement vivre leur deuil pour digérer leurs émotions et arriver à un apaisement.
Pourquoi a-t-on autant de mal collectivement à accepter les émotions négatives?
Selon moi, c’est quelque chose qui se passe de génération en génération. On apprend souvent aux enfants que ça ne sert à rien de pleurer ou qu’ils doivent canaliser leur excitation. Petit à petit, on intègre que les émotions doivent être réprimées. Je pense aussi que de nombreuses personnes ont du mal à accepter les émotions désagréables, précisément parce que, comme elles sont désagréables, s’en débarrasser paraît plus simple.
C’est normal: quand quelqu’un rit, on peut rire avec. Mais quand quelqu’un pleure, au mieux on ne sait pas quoi faire, au pire on est tellement mal à l’aise qu’on lui demande d’arrêter. On voit d’ailleurs que dans certains pays nordiques, le fait de parler de santé mentale très jeune, dès l’école, s’est démocratisé. En Suisse, on est encore dans une société où c’est passablement tabou et censé rester privé. On fait tout pour éviter un malaise pourtant universel, qui est même, selon moi, un mal «nécessaire».
Que risque-t-on à garder des émotions désagréables pour soi?
Le déni ou le rejet sont des réactions de défense compréhensibles, qui permettent momentanément d'éloigner la souffrance. Mais ces effets de protection ne sont que temporaires. Même si cela fonctionne un temps (et personne ne peut savoir combien de temps exactement), ces émotions finiront par revenir, parfois très violemment.
L'intériorisation, elle aussi, peut avoir des bienfaits émotionnels momentanés. Mais intérioriser, c'est risquer l'explosion ou, pire, l'implosion. Dans tous les cas, un déséquilibre émotionnel. L'idéal à long terme reste d'extérioriser ses émotions au fur et à mesure qu'on les ressent. Le faire n'implique d’ailleurs pas forcément des crises de larmes ou des hurlements. L'extériorisation de la colère peut se faire par une séance de sport de combat, l'extériorisation de la tristesse par un exercice de respiration…
Quelle différence faites-vous entre «faire» et «vivre» un deuil?
«Faire son deuil» sous-entend que cela se termine. Or, pour moi, on emporte toujours ses deuils avec soi. En ce sens, ils ne sont pas terminés. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on reste triste toute sa vie ou qu’on ne s’en remet jamais. «Vivre son deuil», c’est arriver au moment où on peut penser à l’être décédé sans connaître un nouveau déchirement à chaque fois.
Quel serait le premier conseil à donner à une personne qui expérimente un deuil?
Trouver quelqu’un à qui parler, que ce soit un professionnel ou non. Cela peut bien sûr être un ami, qui se montrera présent et n’essaiera pas d’«orienter» notre deuil, mais nous laissera le vivre comme on en ressent le besoin. Mais certains sentiments, comme la culpabilité ou le ressentiment, peuvent être difficiles à assumer face à des proches qui, peut-être, souffrent aussi de ce décès. D’autant que certaines personnes peuvent être mal à l’aise face à ces confidences, qui les renvoient à leur propre mortalité. Quelqu’un capable d’apporter une aide professionnelle peut alors être une ressource.
Se pose souvent la question du choix de ce professionnel…
Pour faire un premier choix, on peut déjà se demander si on a l’impression d’avoir besoin d’une médication ou non. Dans le premier cas, on s’orientera plus vers un psychiatre, qui peut faire des ordonnances. Après, il existe plusieurs types de thérapies. Certains peuvent préférer passer par la psychanalyse, essentiellement basée sur la parole, d’autres par l’EMDR [un processus qui passe par la stimulation oculaire, et est souvent, mais pas exclusivement, utilisé dans les cas de stress post-traumatique, ndlr], etc. Pour le reste, je crois qu’il faudrait démocratiser l’idée que trouver un thérapeute qui nous aide et nous correspond, ce n’est pas toujours facile. On ne trouve pas forcément le bon du premier coup.
Vous avez déjà donné des interventions publiques autour de la question du deuil à la suite d’un suicide. Qu’est-ce qui se joue de spécifique dans ces cas-là?
Lorsque la personne décédée a choisi de mourir, c’est un geste très fort qui peut engendrer beaucoup de culpabilité, mais aussi des questionnements qui resteront parfois sans réponse. Cela apporte en plus souvent une stigmatisation sociale. Certaines personnes peuvent être très curieuses de connaître les circonstances de la mort, élaborer des suppositions sur les causes de ce geste… cela peut être stigmatisant pour l’entourage de la personne qui s’est suicidée.
C’est pour cela que l’accompagnement, comme c’est le cas de celui de Yes We Feel, doit se faire sur mesure. Chaque deuil est différent, il n’y a aucune norme. Si on prend le cas de la perte d’un animal, la peine que cela engendre peut être très difficilement acceptable par la société. Certains ont du mal à comprendre l’attachement entre un humain et un animal.
La plateforme Yes We Feel comporte une partie de l’accompagnement qui se fait de manière collective. Pourquoi?
Le fait d’être en groupe permet de normaliser certains ressentis en montrant que toutes les personnes présentes ont vécu quelque chose de similaire. La dimension collective peut créer un esprit de communauté.