Jamais il n’y a eu autant de vins à obtenir la note maximale de 100 points au classement du Robert Parker Wine Advocate. Le critique de vin anglais Neal Martin, qui a travaillé plusieurs années pour Parker, refuse de souscrire à cette tendance. Nous avons profité de la sortie de son livre sur les vins de Bordeaux pour nous entretenir avec lui et pour savoir s’il connaissait bien les vins suisses.
Blick: Pourquoi a-t-on besoin de critiques de vin?
Neal Martin: À vrai dire, les critiques de vin sont tout sauf indispensables. Même s’ils disparaissaient de la surface de la Terre, les domaines continueraient de mettre leurs vins en bouteilles. Mais dans la mesure où le vin devient de plus en plus cher, je crois que les critiques sont plus nécessaires que jamais. Sans eux, il n’y aurait plus d’avis indépendant pour aider le public à séparer le bon grain de l’ivraie. Les critiques sont donc essentiels dans la mesure où les domaines présentent de plus en plus souvent leurs vins comme des produits de luxe et comme des marques. Dans ce contexte, les critiques prennent position de façon objective et rendent un avis que le public est libre de suivre ou pas. Dans ce dernier cas, la carrière du critique de vin aura toutefois peu de chances de durer.
Qu’est-ce qui distingue un critique en herbe d’un critique professionnel?
Le journaliste et auteur américain Michael Steinberger disait que, de nos jours, tout le monde pouvait être critique de vin. Il n’avait qu’à moitié raison. Internet permet à chacune et à chacun de donner son avis et c’est une bonne chose en soi. Malheureusement, on peut également lire beaucoup de bêtises. Le critique professionnel se distingue de l’amateur en cela qu’il satisfait à plusieurs critères: d’excellentes connaissances techniques, la capacité d’étalonner son jugement, l’objectivité, la faculté de communiquer et donc des compétences d’écriture, ainsi qu’une éthique de travail irréprochable.
Combien de vins goûtez-vous par jour en temps normal, quand vous êtes en déplacement?
Entre 40 et 60, avec des pauses çà et là entre mes visites ou quand je prends l’avion. Il m’arrive d’en goûter davantage, mais cela reste une exception. Les gens oublient souvent que je suis payé pour écrire et non pour boire. C’est pourquoi je passe la moitié de mon temps à réfléchir devant mon clavier.
Si je vous demande de penser à ce que vous évoque la Suisse, est-ce que le vin est dans la liste?
Non. Mais c’est ma faute, pas celle de la Suisse, c’est simplement parce que je n’ai pas bu suffisamment de vins suisses. Ici, en Grande-Bretagne, on en voit très peu. Si je pense à la Suisse, je pense d’abord au groupe Yello, à Roger Federer, aux montres de luxe et aux montagnes enneigées.
Sauriez-vous dire quel est le dernier vin suisse que vous avez goûté?
Oui, c’était un superbe Pinot Noir Réserve Privée 2018 signé Martin Donatsch.
Parlons de votre dernier livre sur les vins de Bordeaux, où vous décrivez tous les millésimes entre 1870 et 2020. Combien de temps avez-vous mis pour collecter toutes ces informations?
J’ai commencé à l’écrire en 2021, la deuxième année du confinement, donc cela n’a pas duré très longtemps. Je l’ai écrit principalement pendant mon temps libre, en attendant le train ou tard dans la nuit. J’ai eu l’impression d’assembler un puzzle.
Dans votre livre, vous associez une couleur à chaque millésime de Bordeaux en ajoutant des précisions sur des événements culturels comme la musique, les films sortis cette année-là ou des événements politiques. Pourquoi ne vous êtes-vous pas limité à écrire sur le vin?
Ce serait beaucoup trop ennuyeux. Et il y a suffisamment de livres ennuyeux sur le vin pour que je n’en écrive pas un de plus. Il est important pour moi de m’écarter des autres styles d’écriture et d’apporter à mes textes une touche personnelle. Le vin n’est pas un produit hors sol situé en dehors du monde. Il fait partie du quotidien et l’écriture doit rendre compte de cette réalité. Mon livre reprend cette idée pour la développer. Et cela fonctionne, dans la mesure où cela touche un plus large public et pas seulement les gens qui sont obsédés par le vin.
Aujourd’hui, beaucoup de gens ont le sentiment que les bordeaux ont atteint des prix exagérément élevés. Partagez-vous cet avis?
Oui. Je regrette le temps où je pouvais me payer un bon bordeaux d’un millésime un peu moins brillant. J’ai énormément appris en procédant ainsi et c’est quelque chose qui n’est malheureusement plus à la portée des jeunes, à moins d’avoir des parents fortunés. D’un autre côté, il faut relativiser. Le bordeaux est beaucoup plus cher qu’un vin sud-africain, mais bien plus abordable que beaucoup de vins de Bourgogne ou de Californie. Souvent, les vignerons ne se rendent pas compte qu’en s’adressant à un public fortuné, ils excluent une grande partie de ceux qui nourrissent une véritable passion pour leur métier. Au lieu de cela, ils visent une clientèle qui s’intéresse davantage à l’étiquette qu’au contenu. Est-ce vraiment ce qu’ils veulent?
On voit de plus en plus de notes maximales attribuées aux vins. De votre côté, vous êtes sceptique face aux notes de 100 points. À titre personnel, qu’attendez-vous d’un vin qui a obtenu la note maximale?
Cette prolifération des vins à 100 points est ridicule. Beaucoup de gens seront déçus en ouvrant ce type de bouteille chez eux. Et les critiques qui abaissent leur niveau d’exigence finiront par perdre en crédibilité. D’ailleurs, cela commence déjà à être le cas. Selon moi, un vin parfait ne se mesure pas à l’aune des critères habituels. Il doit atteindre une dimension spirituelle que seul un petit nombre de bouteilles est capable d’atteindre. L’une des conditions est qu’il n’y ait aucun doute sur le fait qu’on se trouve en présence d’un vin à 100 points. S’il y a le moindre doute, aussi fugace soit-il, le vin ne peut pas prétendre à la note maximale. Quand j’attribue la note de 100 points, cela doit être un événement. Mais quand la dégustation d’un vin à 100 points ne provoque qu’un haussement d’épaules, les soi-disant critiques de vin devraient se demander s’ils ne sont pas simplement en train de faire de la communication.
Si je vous demandais de sortir du lot un millésime bordelais avec lequel vous avez une relation personnelle particulière entre 1870 et 2020, lequel choisiriez-vous et pour quelles raisons?
Laissons mon année de naissance de côté (1971), dont j’ai souvent parlé avec enthousiasme. Cela peut sembler un peu convenu, mais les vins de 1945 ont quelque chose de magique et d’émouvant en eux si l’on tient compte du contexte historique. J’ai également une prédilection pour le cru 1955, qui me paraît très homogène, aussi bien en Bordelais qu’en Bourgogne. Ce millésime a longtemps été sous-estimé et c’est seulement après avoir bu un Lynch-Bages 1955 flottant dans les éthers que j’ai commencé à l’encenser. Je me sens également attiré par des millésimes de mauvaise réputation comme 1946 ou 1956, parce qu’ils sont rares à trouver. Ces vins ont beau être plus faibles, on n’en est pas moins fasciné par l’histoire qui se cache derrière une année compliquée. Au XXe siècle, il y a cinq millésimes que je n’ai encore jamais goûtés: 1901, 1903, 1905, 1910 et 1932. J’aimerais beaucoup avoir cette chance un jour.
Vous venez juste de rentrer de Bordeaux, où vous avez dégusté les vins de l’année 2022. Combien de vins avez-vous testés et partagez-vous l’enthousiasme de certains de vos collègues pour ce millésime?
J’ai dégusté dans les 700 vins, dont certains grands châteaux plusieurs fois. Sur le fond, je partage l’enthousiasme des autres, mais avec moins de vins potentiellement à 100 points.
Neal Martin, «The Complete Bordeaux Vintage Guide: 150 Years from 1870 to 2020», Hardie Grant, London (en anglais).
Le critique anglais Neal Martin a tenu sa propre publication sur le vin pendant des années («Wine Journal»), avant que Robert Parker Jr. l’invite à rejoindre «The Wine Advocate» en 2006. L’émotion fut grande dans le secteur du vin quand Neal a quitté «The Wine Advocate» en 2018 pour rallier la revue spécialisée «Vinous» de son collègue Antonio Galloni. Il y travaille aujourd’hui encore au poste de Senior Editor et évalue les vins des régions de Bordeaux, de Bourgogne, de Tokay, d’Angleterre et d’Afrique du Sud. Neal Martin a remporté de nombreux prix tout au long de sa carrière et a notamment été désigné meilleur critique de vin au monde lors de la «Best Wine Critic Competition 2020». Il vit en Angleterre avec sa femme Tomoko et leurs deux filles Lily et Daisy.
Le critique anglais Neal Martin a tenu sa propre publication sur le vin pendant des années («Wine Journal»), avant que Robert Parker Jr. l’invite à rejoindre «The Wine Advocate» en 2006. L’émotion fut grande dans le secteur du vin quand Neal a quitté «The Wine Advocate» en 2018 pour rallier la revue spécialisée «Vinous» de son collègue Antonio Galloni. Il y travaille aujourd’hui encore au poste de Senior Editor et évalue les vins des régions de Bordeaux, de Bourgogne, de Tokay, d’Angleterre et d’Afrique du Sud. Neal Martin a remporté de nombreux prix tout au long de sa carrière et a notamment été désigné meilleur critique de vin au monde lors de la «Best Wine Critic Competition 2020». Il vit en Angleterre avec sa femme Tomoko et leurs deux filles Lily et Daisy.