Franck Pelux au Lausanne Palace. Olivier Jean à l’Atelier Robuchon à Genève. Benoît Carcenat au Valrose à Rougemont. Trois chefs, trois nouveaux double-étoilés Michelin. Au-delà de leur indéniable talent, qu'ont-ils en commun? Ils sont français.
Un cas isolé? Non. L’omniprésence de nos très chers voisins ne s'arrête pas à ce podium de tête. Grégory Halgand, découverte de l'année du Gault & Millau? Français. Mathieu Croze, du mythique Chat Botté? Français. Danny Khezzar, le finaliste de «Top Chef» 2023: Français. Thomas Marie, le boulanger derrière les créations du Bread Store: Français. Thibault Honajzer, Titouan Claudet, Othmane Koris, trois pâtissiers parmi les plus en vogue de la région: tous français. Français, français, français!
De l’auberge communale aux tables gastronomiques des hôtels les plus chics de l'arc lémanique, les tricolores sont partout. Seul le fleuron des restos romands reste en mains locales. Depuis 2018, c’est le nom du Jurassien Franck Giovannini qui brille sur l’enseigne du restaurant de l’hôtel de Ville de Crissier, unique trois macarons Michelin de Suisse romande.
Le col tricolore de la discorde
Dans un contexte économique chahuté depuis plusieurs années, sans oublier la relation d’amour-haine entre les deux pays, cette french connection irrite-t-elle de ce côté de la frontière?
Pour Knut Schwander, journaliste gastronomique et responsable pour la Suisse romande de Gault & Millau depuis plus de vingt ans, la réponse est non: «Franchement, je n’ai pas l’impression qu’il y ait un agacement. Pourtant, on pourrait l’imaginer, car la restauration est un milieu particulièrement malmené ces dernières années, dans lequel ils sont nombreux à se partager le gâteau. Mais très honnêtement, je n’ai jamais entendu ou assisté à une quelconque marque d’agressivité à ce sujet.»
Certains chefs français arborent un col au liseré bleu blanc rouge. Une distinction réservée aux lauréats du concours de Meilleur ouvrier de France (MOF), l’un des titres les plus difficiles à obtenir et les plus prestigieux de la gastronomie française. Ce col tricolore est parfois perçu à tort comme une revendication patriotique ou la preuve d’un chauvinisme franchouillard.
Au point de gêner certains chefs ou de les amener à se justifier. Après avoir repris les rênes de Crissier, succédant aux Suisses Frédy Girardet et Philippe Rochat, le Franco-suisse Benoît Violier avait délaissé son col tricolore au profit d'une broderie «MOF» rehaussé d’un foulard blanc, beaucoup plus discrète.
À la tête de l’Auberge communale du Mont-sur-Lausanne avec son épouse Jennifer, le Bourguignon Fabien Pairon porte lui aussi le fameux col. Et ne cache pas avoir eu parfois besoin de s’en expliquer: «Je me souviens qu’il y a quelques années, et alors que la France était en pleine élection présidentielle, quelqu’un m’avait lancé, un peu sur le ton de la boutade, que 'j'affichais ainsi fièrement mes couleurs'. Je lui avais répondu avec humour que l’avantage de celui qui porte le col, c'est qu’il ne le voit pas. On avait terminé en riant».
Ce chef français admet avoir eu à balayer quelques (rares) réflexions sur sa présence aux fourneaux d'une auberge communale. Il nie cependant tout sentiment de malaise: «Je n’ai pas du tout le sentiment que les Français agacent. Ce sont les Français qui sont un peu trop 'cocorico' qui énervent. Moi, personnellement, sur mon site ou au restaurant, il n’est fait mention nulle part que je suis français ou Meilleur ouvrier de France. C’est juste le restaurant de Jennifer et Fabien.»
Des différences de perception des métiers entre la France et la Suisse
Son accent du sud et son col de MOF le trahissent immédiatement: Christian Segui, chef exécutif de l’École hôtelière de Lausanne, est lui aussi français. Le chef estime que tout est question d’attitude: «Franchement, tout dépend des personnalités et de la volonté de s’intégrer en Suisse. Moi, je pense être quelqu’un de très sociable, qui accorde une grande importance à la relation avec les autres, donc tout se passe bien.»
Quant au liseré bleu blanc rouge, il n’y voit pas un symbole d’un quelconque sentiment de chauvinisme ou de supériorité par rapport à ses collègues suisses: «Ce concours, je l’ai fait pour moi. Si mon col tricolore était mal perçu ou pouvait gêner, je n’aurais aucun problème à m’en passer. Mais ici, à l’EHL, on m’a fait venir aussi pour ce titre, parce que, pour un public international, il incarne, et je mets tous les guillemets nécessaires, 'l’excellence à la française'.»
Talentueux chef pâtissier alsacien du Restaurant Maison Décotterd à Glion, Christophe Loeffel relève une différence de formation entre les deux pays. Pour ce jeune professionnel qui a fait ses armes chez le célèbre Pierre Hermé, et qui dispense de nombreux cours de pâtisserie et multiplie les concours, l’apprentissage du métier est resté ici un peu trop traditionnel: «Les jeunes qui se lancent aujourd’hui ont eu accès, par la télévision, les réseaux, à ce qui se fait dans ce domaine aux quatre coins du monde, à cette créativité, cette modernité. En Suisse, la formation est encore très classique, elle aurait peut-être besoin d’évoluer, d’être plus en accord avec son temps», explique celui qui exerce ses talents de pâtissier aux côtés du chef suisse Stéphane Décotterd.
Chefs français, prestige suisse
Pour Knut Schwander, la large présence de Français dans la restauration s'explique aussi par des différences dans la perception de ces professions: «Cela fait au moins vingt-cinq ans que les cuisiniers français, et les travailleurs français dans ce domaine d’ailleurs, choisissent de passer la frontière pour exercer. Il faut dire que les métiers de la gastronomie, avant le stade ultime de la haute gastronomie, sont très contraignants et peu lucratifs, ce qui décourage passablement les Suisses. En France, le système des concours, comme celui de Meilleur ouvrier de France valorise ces métiers et encourage à l’excellence. Ce que la Suisse commence tout juste à faire avec le Mérite culinaire.»
Autre pouvoir d'attraction indiscutable, la différence de niveau de vie: «Les cuisiniers français trouvent ici, outre un cadre de vie agréable et de bons salaires, une grande densité de grands établissements dans lesquels exercer leurs talents. Et une clientèle au pouvoir d’achat suffisant pour les fréquenter».
Dans ce métier difficile, où seul le travail paie, la première forme de reconnaissance est souvent celle de ses pairs. Suisse, Français, Romands, Italiens… professionnels d’ici et d’ailleurs se serrent les coudes sans finalement trop prêter attention aux critères des nationalités. Qui se souvient d’ailleurs que des grands de la cuisine suisse comme Gérard Rabaey et son mythique Pont de Brent ou Bernard Ravet et son Ermitage de Vufflens-le-Château sont nés de l’autre côté de la frontière?
Certes, tout est question de personnalité. Et après tout, ces chefs et l'arrogance à la française n’est pas un mythe. Il n'empêche: une grande gueule ne peut masquer ni une technique défaillante, ni un manque d'émotion ou de générosité. En cuisine, les assiettes ne mentent pas. Et si elles contribuent à l’attractivité, des grandes tables suisses, pourquoi s'en plaindre?