Philippe Chevrier se livre
«Le comportement du guide Michelin n'est pas humain»

Le chef déchu de sa deuxième étoile qu'il détenait depuis 29 ans au Domaine de Châteauvieux confronte sa vision de la cuisine à celle du Guide Michelin. Et règle ses comptes avec les manières des inspecteurs qu'il estime irrespectueuses.
Publié: 06.10.2023 à 14:51 heures
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Dernière mise à jour: 10.10.2023 à 15:40 heures
Selon Philippe Chevrier, le Guide Michelin a sacrifié sa deuxième étoile sur l'autel de la mode culinaire, alors que selon lui la qualité était toujours la même.
Photo: Keystone
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Fabien GoubetJournaliste Blick

Passé la sidération, la réflexion. Le chef Philippe Chevrier s'exprime sur la perte de la deuxième étoile de son restaurant, le Domaine de Châteauvieux à Satigny (GE). Il livre une analyse stricte de la philosophie du Guide Michelin et assure ne rien vouloir changer à la cuisine qu'il aime.

Philippe Chevrier, votre établissement vient de perdre sa deuxième étoile Michelin. Comment allez-vous, vous et votre équipe?
(Il rit) Je vais très bien. Ce n'est pas une étoile en moins qui va nous déstabiliser. Nous gardons le cap, comme nous le faisons depuis 37 ans, en cuisinant de bons produits. Tant pis si ça ne plait pas au Guide Michelin. Ce qui m'a fait mal, c'est d'avoir vu certains de mes employés pleurer en apprenant la nouvelle, car ils l'ont prise personnellement, comme une critique envers leur travail. Je leur ai dit de relativiser, que ce n'était pas deux inspecteurs qui allaient faire changer d'avis nos 18'000 clients annuels satisfaits.

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«Cette étoile en moins ne me fait ni chaud ni froid.»
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Comment avez-vous appris la nouvelle?
C'est ce qui m'a le plus profondément choqué dans tout ça. Il y a un mois, lorsque j'ai salué après son dîner la rédactrice en chef du guide Michelin Allemagne, qui couvre aussi la Suisse, celle-ci m'a dit avoir passé un très bon moment, que tout était très bien. Peu après, un autre inspecteur est venu manger chez nous: même constat positif. J'étais donc tout à fait confiant, puisque nous avons ce genre de retour chaque année. Mais samedi dernier [le 30 septembre, ndlr], mon chef a reçu un coup de téléphone d'un monsieur de chez Michelin, manifestement pas de langue maternelle française, qui lui a dit que nous ne voudrions probablement pas nous rendre à la cérémonie qui allait avoir lieu lundi [le 2 octobre] car on avait une étoile en moins.

On imagine le choc…
Oui, c'est rude. C'est une manière de se comporter qui n'est pas humaine. Cela fait 29 ans que nous sommes dans ce guide, et c'est comme ça qu'on nous traite. Nous, on fait ce métier par passion, pas pour gagner beaucoup d'argent. Ils auraient quand même pu avoir le courage de se déplacer, de venir nous mettre en garde, de discuter, mais non. C'est un grand manque de classe.

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«Les autres guides ont l'intelligence de conserver la variété des styles culinaires»
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D'accord pour la forme, mais dans le fond, avez-vous compris la démarche qui aurait pu mener Michelin à vous enlever cette deuxième étoile?
Non. C'est un peu incompréhensible. Nous travaillons toujours avec les meilleurs produits, notre équipe est formée des meilleurs professionnels en cuisine, en pâtisserie et en salle. Moi, je suis comme un coach d'équipe de foot: si quelque chose cloche dans mon restaurant, je vois immédiatement où ça pêche. Je peux vous dire une chose: que ce soit la qualité des plats ou le service, rien n'a baissé. Et je vous répète que nous avons eu les mêmes commentaires positifs, parfois dithyrambiques, aussi bien des inspecteurs que de nos clients, comme chaque année. Comment peut-on comprendre ça autrement que par une envie de punir notre type de cuisine?

Vous voulez dire que votre cuisine classique ne fait plus recette auprès de Michelin?
Oui, notre cuisine est empreinte d'une certain classicisme, et alors? C'est une grave erreur que de la punir. Les autres guides ont l'intelligence de conserver la variété des styles, car c'est ce qui fait la richesse de la gastronomie. Aujourd'hui, certains cèdent aux modes. Regardez la cuisine moléculaire, c'était la mode il y a une vingtaine d'années. Alors qu'aujourd'hui… De nos jours, il y a d'autres modes: il n'y a plus de cuisson, plus de sauces, alors que le propre d'un cuisinier, c'est de cuire, d'assaisonner, de faire des sauces. Condamner cela, ça n'a pas de sens.

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«Ils auraient quand même pu avoir le courage de se déplacer»
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La cuisine change, c'est vrai, lui en voulez-vous?
Attention, je respecte toutes les cuisines. On a le droit de faire autre chose. Mais pourquoi pénaliser ceux qui comme nous restent dans la simplicité, le produit? Avec Michelin, on risque de perdre des métiers, des savoir-faire culinaires. Regardez comment le service en salle a été tué dans les années 1970 par le service à l'assiette. Plus personne ne sert en salle. Eh bien, nous, nous le faisons, ça change, c'est du savoir-faire des serveurs et des maîtres d'hôtel, on veut le garder. Et on nous pénalise pour ça. Mais quand les restaurants comme le nôtre auront tous fermé, qui continuera? Personne, et ce sera perdu. C'est ça qui est dommage avec le Guide Michelin, qui en cédant aux modes se coince dans une fuite en avant.

Certains critiques du guide rouge brocardent sa supposée recherche du buzz, souvent assuré par un déclassement d'un chef réputé. Confirmez-vous, et pensez-vous en avoir fait les frais?
Regardez ce qui se passe en France: on enlève leur troisième étoile à des chefs comme Guy Savoy, longtemps considéré par ses pairs comme le meilleur chef du monde. Ou à quelqu'un comme Marc Haeberlin (ndlr: du restaurant L'Auberge de l'Ill à Illhaeusern en Alsace). Ou au restaurant de Paul Bocuse, à Lyon. Est-ce que vous vous rappelez des chefs qui gagnent une troisième étoile? Non. Par contre, on parle davantage de ceux qui en perdent.

Autre chef déchu, l'ex-triplement étoilé Marc Veyrat dénonce un amateurisme du Michelin, qui qualifie son directeur Gwendal Poullennec de «fossoyeur de la gastronomie». Vous êtes d'accord?
En Suisse, le problème avec Michelin est culturel. On dépend de l'Allemagne, qui n'a pas la même culture gastronomique que la Suisse romande. Le problème, c'est que l'Allemagne, la Suisse alémanique, sont d'une culture culinaire plutôt nord-européenne qui n'a rien à voir avec la façon dont on mange chez nous.

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«En cédant aux modes, le Guide Michelin se coince dans une fuite en avant»
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Le guide Gault & Millau a quant à lui conservé sa note quasi maximale de 19 points pour le Domaine de Châteauvieux. Comment l'interprétez-vous?
Pour moi, la direction du Gault & Millau a la sagesse et l'intelligence de vouloir conserver notre savoir-faire. Et puis il y a une nécessaire proximité culturelle: le Gault & Millau Suisse, c'est suisse: ils ne vont pas chercher des inspecteurs à l'étranger. Et puis, enfin, je suis persuadé que s'il s'apprêtait à nous enlever un point, le directeur viendrait en discuter avec nous, contrairement à celui de Michelin.

Est-ce la fin de la cuisine classique pour le Michelin?
Je ne pense pas. La cuisine classique donne du plaisir à tant de gens. Ce n'est pas parce qu'elle est moins à la mode qu'elle est moins bonne. Le temps et les modes, ça passe, mais les gens viendront toujours se réconforter avec une cuisine gourmande, généreuse, un bon bar entier ou une côte de veau bien épaisse. Pour moi, on aurait par exemple dû laisser ses trois étoiles à Monsieur Bocuse, parce que les gens l'aiment. C'est pour cela qu'on ne changera rien ici: nos clients aiment notre cuisine. Nous avons 50% voire 60% d'habitués, ce qui pèse davantage que tous les critiques.

Pensez-vous reconquérir cette étoile un jour?
Non. Cette étoile en moins ne me fait ni chaud ni froid. Je ne fais pas ce métier pour Michelin, mais pour mes clients. Cette étoile, je ne la récupèrerai jamais, mais ça m'est égal. Cela fait 37 ans que je cuisine ici, et près d'un demi-siècle que je cuisine par passion. J'arrêterai le jour où je ne pourrai plus tenir mon couteau. Ce serait me trahir, et trahir mes maîtres que de me lancer dans quelque chose que je n'aime pas.

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