Quand mon collègue responsable de notre rubrique Food m’a proposé d’aller suivre un concours de cuisine de renommée internationale à Bruxelles, la fan de cuisine que je suis n’a pas hésité une seule seconde. Grands chefs, des plats-œuvres d’art et le suspense d’une compétition sous haute tension: tous ces ingrédients me mettent l’eau à la bouche.
Dimanche 2 octobre, jour du rendez-vous à l’aéroport de Zurich. Après les présentations et les poignées de mains, je monte dans l’avion avec les participants suisses, leurs mentors, certains membres du jury et le comité d’organisation de cette finale régionale du concours San Pellegrino Young Chef.
Je profite du vol pour réaliser l’interview du seul Romand qui est du voyage, Damien Delacoste, que Blick a publié ce 3 octobre. Premières frayeurs après l’atterrissage: des bagages sont restés à Zurich. Ils viendront avec le vol du soir. Tant pis, il est temps d’aller se reposer pour être frais pour la compétition du lendemain. Les dix concurrents, préalablement sélectionnés sur dossier, devront présenter leur plat signature à un jury composé de cinq étoilés de la région.
Top Chrono!
C’est le grand jour. Il est 10h30. Dès le hall d’entrée de ce bâtiment néoclassique plus habitué aux conférences, un fumet vient titiller mes narines. Une odeur savoureuse, mais difficile à décrire: viande, épices, légumes… Un mélange, sans doute. L’immense véranda transformée en cuisine pour l’occasion est en pleine effervescence. Les dix concurrents — six Suisses et quatre Belges — s’affairent. Ils ont commencé à 7h30 du matin, chacun à dix minutes d’intervalle.
Les couteaux s’abattent avec précision, les cuissons sous-vide sont surveillées attentivement, les réductions bouillonnent gentiment. Chaque jeune cuistot a son propre plan de travail, avec un équipement digne d’une cuisine gastronomique, ou de «Top Chef».
Les ingrédients? Soit commandés à l’avance, soit amenés directement par les candidats. Nombre d’entre eux ont également apporté leurs assiettes, bien emballées dans leurs bagages en soute.
L’horloge tourne
On est loin de l’ambiance survoltée de l’émission télévisée de M6. Il n’y a pas de public, juste quelques journalistes et influenceurs, quelques personnes du comité, et évidemment les jurés, dont deux Suisses. Ces derniers passent entre les rangées de tables pour observer et poser des questions.
«Il y a quoi dans cette sauce? J’imagine du thym, du romarin… En tout cas, la couleur est très belle!», glisse Maryline Nozahic, à la tête du restaurant La Table de Mary à Cheseaux-Noréaz (VD) en observant Andrea Vailati face à son mixeur. A-t-elle déjà commencé à évaluer leur travail? «Non, pour l’instant, on établit le contact. La phase de jugement viendra après, quand ils nous serviront leurs créations», m’explique la cheffe étoilée. Pourtant je les vois: les mains des jeunes chefs tremblent lorsque Léa Linster ou Stefan Heilemann s’approchent.
Et pas sans raison. Si Maryline Nozahic est dans la retenue, son confrère David Martin ne se gêne pas: «Tu as vu sa forme? Ça ne va pas du tout!», s’exclame David Martin (assez peu discrètement) à propos d'un candidat belge dont on taira le nom.
Tic-tac tic-tac…
Ici, la difficulté est de réussir à terminer son plat emblématique dans les temps, tout en soignant les détails. Cinq heures durant, pas de place pour l’erreur: les carottes doivent être découpées de manière symétrique, la viande du pigeon doit être rôtie à la perfection, les tripes doivent être fumées «juste ce qu’il faut». L’équilibre des saveurs doit être parfaitement abouti. Le Suisse d’adoption Gianmarco Pallotta goûte une énième fois sa bisque, avant de hocher de la tête avec satisfaction. Il dépose sa cuillère dans le bac en inox prévu à cet effet, avec les 21 autres déjà utilisées.
Face à toute cette préparation, mes petits plats mitonnés avec amour me semblent risibles à côté des mets complexes qui sont en train de naître sous mes yeux.
L’horloge tourne, les têtes fument (en plus des casseroles). Face à la pression, des inégalités: certains restent très calmes, tous leurs gestes sont mesurés. D’autres se précipitent et courent à travers la salle. Les dés de cerfs panés ne peuvent pas attendre une minute avant de finir dans l’huile bouillante de la friteuse. Tout le timing en serait chamboulé, vous comprenez?
Les mentors, qui n’ont pas le droit de toucher aux préparations, donnent leurs derniers conseils: «Ne lâche rien, tu te concentres. Et n’oublie pas ce que tu as mis dans le four», lance Benjamin Le Maguet (Restaurant Le Maguet) à son poulain Damien Delacoste qui démoule fébrilement des demi-sphères de gelée. Ouf, elles se détachent sans peine.
Les dernières minutes
Pour les premiers candidats, le temps du dressage arrive au milieu de l’après-midi. Mirjam Schwarz, seule femme de la compétition, ajoute soigneusement des pétales de carottes marinés sur trois pralinés d’agneau. Un geste de haute précision qui nécessite une sorte de pince à épiler.
«Même si on est bien prêt, les dernières minutes sont super intenses», me souffle Andrea Vailati en anglais, alors qu’il dépose un sushi de cerf sur son lit de mousse. En fond sonore, une musique à suspense marque la dernière minute.
Mais pas de temps à perdre, même après le coup de sifflet final. Il faut vite amener les assiettes au jury. «Il n’y a rien de pire qu’un plat tiède», souffle Maryline Nozahic. Les journalistes ne peuvent pas assister aux délibérations, ce qui ne m’empêche pas de guigner dans la salle, entre la sortie d’un candidat et l’entrée du suivant.
On est bien loin de l’estrade depuis laquelle les jurés observent les candidats: les cinq chefs sont assis convivialement autour de la table pendant que le Suisse Raúl Garcia sert sa création – à base de sandre, de moules, d’artichaut et de vin jaune –, avec une composition plus minimaliste que les plats signatures des autres candidats.
«Maintenant, il va falloir que je nettoie et que j’emballe mes dix assiettes, lance sereinement le jeune sous-chef de 20 ans après avoir présenté son plat signature. Mon chef ne serait vraiment pas content si j’en casse une. Chacune vaut plus de 150 francs», ajoute-t-il, un sourire en coin.
La créativité et maîtrise technique que Raúl Garcia a démontré avec son plat – de la cuisson à l’assaisonnement – ont convaincu les cinq membres du jury. Lors de la soirée de gala, il remporte la compétition. Même son sacre ne semble pas troubler son calme olympien: «Je suis très heureux d’avoir gagné, mais pour moi, c’était la routine.» Il défendra la Suisse lors de la finale internationale San Pellegrino Young Chef en octobre 2023 à Milan.
Pour finir en beauté: les plats des candidats suisses