Pour remettre ses fameuses étoiles aux chefs suisses ce lundi 17 octobre, le Guide Michelin a vu les choses en grand. D'abord, une cérémonie dans les murs de l'École hôtelière de Lausanne (EHL) avec professionnels, journalistes et invités triés sur le volet, et bien sûr tout le gratin des chefs helvétiques. Le soir, la fête se poursuit avec un prestigieux dîner de gala préparé par une brigade de chefs auréolés d'une, deux, et trois étoiles: ça ne devrait pas être dégueu, si vous voulez mon avis.
Sauf que ces agapes ne sont pas du goût de tout le monde. Lorsque les premières informations leur sont parvenues au printemps, les chefs présents dans le Guide ont constaté qu'ils étaient surtout invités… à casquer. L'addition s'élève à 3000 francs pour cinq personnes ou 5500 francs pour dix, soit 600 et 550 francs par tête de pipe, respectivement. Le cocktail de bienvenue et les boissons sont incluses.
Surtout, le fait de devoir entrer en relation pécuniaire avec le Guide, censé noter les restaurants dans l'indépendance la plus stricte, est aussi inédit qu'inattendu. Il n'en fallait pas plus pour que s'instaure un certain malaise, comme l'ont confirmé plusieurs chefs à Blick.
Plus sur le guide Michelin
Une organisation «maladroite»
«C'est trop cher», rouspète un étoilé romand qui n'ira pas. Comme tous les chefs interrogés ici, il a préalablement exigé l'anonymat avant de poursuivre: «Pour ce prix, je préfère manger dans un vrai trois étoiles! Et même si c'était moins cher, je n'irais pas non plus. Ce genre d'événement, c'est commercial. C'est pour les sponsors et les grands groupes hôteliers, pas pour les indépendants.»
Convalescence post-pandémique, crise de l'énergie et flambée des matières premières: les petits restaurants, même étoilés, ne peuvent ou ne veulent pas forcément allonger 3000 balles. Et que dire, de surcroît, de ceux qui ont réservé une table, mais ont été écartés du palmarès 2022? «L'idée d'une grande fête est bonne, mais l'organisation est maladroite, aussi bien pour ceux qui seront mal notés, que pour ceux qui seront récompensés et qui auront peut-être l'impression d'avoir acheté leur étoile», observe le chef d'un restaurant gastronomique romand.
Le Guide rouge est-il toujours indépendant?
Cette histoire pose la question de l'indépendance et la discrétion érigées en culte par la vénérable institution française. Conçu en 1900, le Guide Michelin s'est bâti une prestigieuse réputation dans le monde grâce à ses fameux inspecteurs, des experts rémunérés, anonymes et farouchement indépendants vis-à-vis des restaurants et de toute pression extérieure.
Que Bibendum invite nommément des chefs à passer à la caisse pour un repas, c'est du jamais-vu, et c'est d'ailleurs une première en Suisse. «On se sent un peu obligés d'y aller, pour ne pas se mettre mal avec eux», soupire une autre toque romande. «Si on y va, est-ce qu'on sécurise sa récompense? Et à l'inverse, est-ce qu'on se tire une balle dans le pied en n'y allant pas?», s'interroge un autre cuistot.
«Il n'y a absolument aucune obligation (ndlr: pour les chefs) de participer au dîner de gala et leur présence ou absence n'influencera jamais leur référencement et leur note dans le Guide», répond Lea Raacke, porte-parole de Michelin pour l'Allemagne et la Suisse, qui précise que tous les nouveaux lauréats sont invités avec une personne de leur choix.
Interrogé le mois dernier sur la version alémanique de Gault&Millau, le Guide y défend son bifteck en rappelant que «la remise des étoiles Michelin est un événement entièrement gratuit qui fait partie de l'ADN du Guide». Et de préciser que celle-ci est indépendante du dîner de gala, lequel est payant «en raison de la qualité exceptionnelle du service proposé». L'article cite notamment le chef saint-gallois Sven Wassmer, nouveau venu dans la restreinte famille des trois étoiles, qui confirme avoir répondu présent à l'invitation, non sans relever que «la séparation des deux événements n'était pas si claire».
Côté romand, ça boude davantage. «La plupart de mes confrères m'ont dit qu'ils n'iraient pas. Ou alors ils n'osent pas me dire le contraire!», s'amuse l'un. «Je n'irai pas. Pas à cause du prix: c'est la manière qui me dérange ici, confie un chef vaudois. Je dois beaucoup au Guide Michelin, mais cette démarche me blesse, je ne me reconnais pas dedans.»
Le resto de l'EHL est-il avantagé?
L'indépendance du Guide pose aussi question dans le cas de l'EHL, dont le campus flambant neuf est toute la journée l'écrin des festivités des étoiles de la gastronomie. Interrogée sur le partenariat liant les deux parties, la responsable de la communication Lucile Muller répond: «L'EHL a gracieusement mis ses locaux à disposition du Guide Michelin pour la cérémonie et le dîner de gala, sans contrepartie financière.»
Mais que dire des restaurants propriétés de l'établissement, dont le Berceau des Sens, bénéficiaire d'une étoile? N'est-il pas un tout petit peu avantagé par les inspecteurs? «Nous n'avons aucune idée de ce qui nous attend lundi. Selon notre compréhension, le Berceau des Sens a été évalué et inspecté comme tous les autres restaurants», fait valoir Lucile Muller.
Vers de nouvelles sources de revenus
Le Guide Michelin fait aujourd'hui face à d'importants défis. Les revenus liés à ses guides papier, qui ont fait ses riches heures, se sont écroulés. Pour trouver d'autres sources de financement, la société explore de nouvelles pistes. Elle s'est ainsi acoquinée en 2019 avec TripAdvisor et sa filiale LaFourchette (le Guide perçoit des commissions sur les tables réservées via son site). TripAdvisor, le paradis des faux commentaires, voire des faux restaurants, cul et chemise avec la référence Michelin? Impensable... et pourtant. Dans cette perspective, des dîners de gala tels que celui servi lundi peuvent eux aussi être vus comme de nouveaux moyens de remplir les caisses, surtout s'ils se répètent dans les 40 pays désormais couverts.
Interviewé en marge de la cérémonie, le directeur international du Guide, Gwendal Poullennec, s'est défendu de toute menace pesant sur sa liberté: «La Guide est, et a toujours été, totalement indépendant. Il n'y a aucune intervention externe. Les inspecteurs sont des experts du monde entier, chacun ne se rend qu'une seule fois dans chaque restaurant, et les décisions sont prises collégialement. C'est ce qui fait que nous sommes une autorité indépendante, comme un grand média.» De quoi rassurer les sceptiques?