Crampes aiguës, douleurs sourdes qui irradient dans le bas du dos, maux de tête perçants, émotions en vrac, troubles digestifs… les symptômes menstruels ou prémenstruels, très divers, peuvent gâcher, alourdir nos journées de travail et entraver nos activités quotidiennes.
Or, bien qu’une femme sur dix soit touchée par l’endométriose, une maladie gynécologique pouvant engendrer d’importantes douleurs, ces sensations sont difficiles à expliquer aux personnes qui ne les éprouvent pas. Dans son ouvrage «Briser le tabou des règles», la jeune sociologue Aline Bœuf aborde les non-dits, les idées reçues et ouvre le dialogue, afin de représenter la diversité des cycles et des symptômes.
Racontez-nous le déclic de base, l’instant où vous avez eu l’idée d’écrire cet ouvrage.
L’idée est venue d’une expérience personnelle, vécue en 2019: j’avais de la peine à tenir mon rythme habituel, en raison de règles très douloureuses, et j’ai demandé à une collègue de ralentir le flux de ses questions. Je lui ai expliqué que je ressentais de fortes douleurs et que je n’arrivais pas à suivre ses propos, mais sa réaction de rejet a été tellement vive que j’ai compris qu’il y avait quelque chose à creuser là-dedans.
On était en pleine vague violette, après la grève des femmes du 14 juin, et je constatais une volonté grandissante de libérer la parole, de parler différemment du corps féminin. Or, il me semblait qu’il y avait encore beaucoup de choses à dire au sujet des menstruations. Je me suis alors lancée dans une série d’entretiens, qui ont nourri ma réflexion sociologique autour de cette thématique.
Qu’est-ce qui vous a surprise d’emblée, dès le début du projet?
En commençant ce travail, je cherchais une généralité: comme personne n’en parlait réellement, j’ignorais qu’il y avait autant de manières différentes de vivre ses règles, sauf la mienne et celle de mes copines les plus proches. Au début, j’imaginais deux types de situations: des douleurs normales, supportables, et des douleurs atroces. Je n’avais pas conscience du large éventail d’expériences, de symptômes et de degrés de difficulté.
Vous dites que personne ne parlait des menstruations: d’où vient ce tabou, selon vous?
Il est très ancré, dans la mesure où on n’en discute même pas avec nos collègues, les personnes avec lesquelles on passe le plus clair de notre temps! Il me semble que cela vient d’un sentiment d’insécurité, puisque la place des femmes dans le monde du travail n’était pas acquise, il y a encore quelques années.
Ces craintes d’être discriminée existent encore aujourd’hui, tout comme le préjugé selon lequel les personnes menstruées perturbent ou entravent le rythme de travail. En 2023, les menstruations sont toujours entourées de nombreuses croyances, puisqu’on ne dispose pas des recherches nécessaires à les comprendre totalement. Et quand le cerveau manque d’informations, il est très doué pour compléter ses lacunes avec des croyances…
Lesquelles, par exemple?
Il m’est arrivé d’entendre, chez ma coiffeuse, qu’il faut éviter les teintures capillaires lorsqu’on a nos règles. On dit également qu’il est impossible de battre les œufs en neige pendant les menstruations… Ce sont de vieilles idées et, même si tout le monde sait qu’elles sont fausses, les informations prouvant le contraire sont encore insuffisantes.
Je pense également aux clichés - heureusement de moins en moins communs - selon lesquels les femmes sont «chiantes» en période de règles. C’est une thématique que je souhaiterais explorer davantage, à l’avenir. Si certaines personnes se montrent moins patientes ou moins douces durant leurs règles, elles ne correspondent plus aux attentes de la société et contredisent les injonctions qui pèsent sur les femmes, censées être toujours gentilles, toujours indulgentes. Mais n’est-ce pas en contredisant ces injonctions qu’on va pouvoir les déraciner?
Alors comment peut-on contribuer à les déraciner?
Plusieurs recherches ont souligné que les femmes renoncent à parler de leurs problèmes de santé au travail, par peur d’être discriminées ou que leur évolution professionnelle soit entravée. On peut certes les encourager à briser les tabous, mais il faut aussi éduquer les décideurs et les hommes, car on ne pourra faire évoluer la qualité de vie au travail sans leur collaboration et leur compréhension.
Comment décririez-vous une qualité de vie au travail suffisante, durant les menstruations?
Rappelons que tous les cycles ne sont pas identiques: certaines personnes ont des règles plus douloureuses et plus abondantes que d’autres et sont donc obligées de mettre en place des mesures pour continuer à travailler malgré tout. On n’a pas attendu l’utopie pour se débrouiller!
Mais dans un monde idéal, je pense qu’il faudrait établir la possibilité d’un congé menstruel sans ordonnance médicale, afin que les personnes concernées puissent se reposer, trouver des pistes pour se sentir mieux et consulter des soignants. La douleur n’est pas une fatalité, cela ne devrait pas être normalisé.
Je citerais aussi l’accès aux soins, des réponses médicales pertinentes et dignes aux symptômes, sans oublier des infrastructures adaptées aux menstruations sur le lieu d’emploi, avec des toilettes propres, un lavabo accessible dans la cabine et des produits menstruels gratuits... On distribue bien du papier toilette, pourquoi pas des produits menstruels? La possibilité de travailler à la maison, afin de pouvoir porter un jogging, plus confortable quand on a mal au ventre, pourrait également faire une différence.
Revenons-en à la douleur, généralement suscitée par la contraction de l'utérus pendant les règles. Quels facteurs peuvent la favoriser?
On manque encore d’informations scientifiques à ce sujet, mais, de manière générale, la douleur agit comme une messagère du corps. Le problème est que, parfois, le corps surévalue la douleur: celle-ci est bien présente, mais le système nerveux, perturbé, relance des signaux de douleur exagérés, car il craint de revivre des sensations désagréables qu’il a déjà enregistrées dans le passé. On retrouve cela chez les personnes qui souffrent de douleurs sexuelles, par exemple: le corps est en réaction, déjà tendu en prévision de ce qu’il redoute de ressentir. En d’autres termes, il se contracte, ce qui peut augmenter les douleurs ressenties.
Par ailleurs, certains facteurs environnementaux, dont le stress, l’alimentation ou la pollution, peuvent augmenter les douleurs. Les solutions proposées pourraient être beaucoup plus variées qu’actuellement et inclure, par exemple, de l’hypnose, un suivi alimentaire, des analyses hormonales… Les choses évoluent dans ce sens, mais très lentement.
Pour conclure, quel est le préjugé au sujet des menstruations que vous souhaitez débusquer au plus vite?
Sans hésiter, l’idée reçue qui entoure encore le congé menstruel! Quand j’ai demandé aux personnes qui interviennent dans l’ouvrage ce qu’elles pensent de ce concept, j’ai noté trois temps de réaction: d’abord un grand enthousiasme («Ce serait génial!»), puis un sentiment d’illégitimité («Je n’ai pas assez mal pour en bénéficier), et une crainte de stigmatiser toutes les femmes ou de perdre sa place dans le monde professionnel, en acceptant un congé menstruel.
Cela fait écho aux critiques des détracteurs du concept, qui estiment que certaines personnes abuseraient de ce droit. Alors que les études sociologiques soulignent que la majorité des personnes ne recourent pas aux aides proposées…
Qu’avez-vous ressenti, face à ces réactions?
Une grande tristesse et de la frustration. Tant de concepts bénéfiques pourraient être mis en place, mais, par manque d’éducation et de sensibilisation, on ne peut s’y appuyer.
«Briser le tabou des règles», 22 francs
Aline Bœuf (Éd. 41)