Ce n'est pas un job de rêve, ça, ambassadeur de la raclette du Valais? Pour m'en convaincre, j'avais rendez-vous avec Eddy Baillifard au Raclett'House, son restaurant établi à Bruson (VS). J'avais prévu le coup. Repas léger la veille, pas de jeans ni de pantalon serré, mais un training bien ample, et un tube de comprimés de citrate de bétaïne dans la poche. Vaines précautions: le resto du roi de la raclette était fermé pour cause de vacances annuelles de toute l'équipe.
J'étais somme toute déçu, tout comme les clients qui poussaient régulièrement la porte d'entrée et faisaient chou blanc. Mais qu'à cela ne tienne: Eddy, lui, était bien là, prêt à discuter de son sujet de conversation favori, une bouteille de fendant bien frais posée sur la table.
Une raclette avec Chirac
Eddy a le profil du montagnard sympathique et chaleureux, gentil géant à la bonne bouille ronde, casquette «Raclette» invariablement vissée sur le crâne. Ce matin, le Bagnard a cependant la mine fatiguée. Il se réjouit de prendre un peu de repos avant d'attaquer la saison hivernale. Il faut dire qu'il n'arrête jamais. Être ambassadeur officiel de la Raclette du Valais - titre décerné par l'interprofession en 2021, même si Monsieur Raclette répandait la bonne parole bien avant cela - implique de vivre perpétuellement entre deux événements.
Le roi des racleurs voyage beaucoup pour raisons professionnelles, et prépare actuellement le festival Goûts et Terroirs, qui aura lieu à la fin du mois à Bulle. Entre les deux, repos, et bien sûr raclettes. «Ho moi, je fais la raclette tous les jours, oui. Même au petit déjeuner, j'aime manger du fromage. Et au resto, quand le serveur me demande ce que je veux comme dessert, je prends du fromage. Hé, tu ne le répètes pas à mon médecin hein», plaisante l'intéressé. Oups.
La mission de l'ambassadeur de la raclette est d'ordre gastronomique, mais aussi diplomatique: Eddy a fait fondre les grands de ce monde, tel Jacques Chirac qui pose avec lui tout sourire sur une photo accrochée au mur, ou des huiles des Vingt-Sept de l'Union européenne à Bruxelles. En Chine, en Corée, aux États-Unis… Monsieur Raclette sert fromage fondu et patates partout où il passe. Il est aussi une star en Suisse, où l'on se rend au festival Rocklette d'abord pour le voir officier, les groupes de musique étant relégués au statut de cornichons ou d'oignons au vinaigre, bref, d'accompagnements.
La raclette, presque par accident
Eddy Baillifard est né sous le signe du fromage, un jour de désalpe en 1963. Son père était électricien, mais ce sont les métiers de son grand-père, éleveur et fromager, qui le passionnaient. Il le suivait partout dans les mayens, pour observer, apprendre. Et devenir enfin fromager.
Un tournant survient dans sa vie en 2012, un accident qui lui blesse les vertèbres cervicales. Il ne s'étend pas sur les détails, on sent l'épisode douloureux. «Je suis un rescapé, j'ai de la chance d'être encore là», souffle-t-il en regardant ailleurs. Il réapprend à marcher et reprend son activité à la fromagerie, mais le travail est devenu trop pénible physiquement. L'assurance invalidité lui propose d'être courtier en assurance ou représentant commercial. Lui? Jamais! «Je voulais rester dans le fromage», assure-t-il.
Alors c'est ce qu'il a fait. Avec un ami, il a d'abord développé une fondue aux trois fromages (gruyère, vacherin et raclette) qui s'attire les louanges de GaultMillau. Cherchant un toit pour poursuivre cette activité, il est tombé sur le présent local, qui selon les saisons servait de réfectoire pour les écoles de ski ou de musique.
Entre tradition et innovation
Il n'y avait en 2015 pour ainsi dire aucun resto de raclette dans les environs. «C'était aberrant. Si vous alliez à Fribourg, vous aviez de la fondue dans chaque restaurant. Mais ici à Bagnes, capitale et origine de la raclette, il n'y avait pas un restaurant qui te servait la raclette! Il fallait réserver trois mois à l'avance, ou la faire soi-même. Je me suis dit, c'est quand même pas normal que dans le pays de la raclette, on s'emmerde à pas faire de la raclette, nom de bleu!»
Et c'est ainsi que sa petite Raclett'House est née. Les gens lui prédisent d'abord la catastrophe, son père le premier. Ils se trompent. «Je n'avais pas encore ouvert que les gens réservaient déjà!» Comme ce journaliste néo-zélandais qui l'appelle un soir, en fin de service, pour venir manger. Contre l'avis de sa femme, Eddy accepte, pensant expédier ce blanc-bec du bout du monde en quelques rounds. Erreur: l'ogre et son épouse s'envoient une demi-meule de 2,5 kilos, et quatre bouteilles de petite arvine pour faire passer tout ça. «J'en pouvais plus. Il est parti ravi, je ne l'ai jamais revu.» Suite à ces agapes dignes des douze travaux d'Astérix, il augmentera les tarifs de sa formule à volonté, pour décourager les plus gourmands.
L'AOP a changé la donne
Vers où va la raclette? Vers le meilleur, veut croire Eddy. Depuis 2007, «le» Raclette du Valais (le fromage, donc) est une appellation d'origine protégée (AOP), ce qui permet de la distinguer des ersatz industriels et a contribué à en élever la qualité tout en rendant la raclette plus populaire. Les fromages qui en bénéficient sont obligatoirement fabriqués avec du lait cru, autrement dit non pasteurisé, ce qui préserve les arômes de la flore ingurgitée par le bétail. C'est important d'après Eddy parce que l'altitude et l'exposition de chaque alpage influencent les fleurs et les herbes qui y poussent - et donc le goût du lait. Faites-lui goûter un petit bout de raclette même pas fondu, et c'est un jeu d'enfant pour lui d'identifier si c'est du Lauveignoz, du Chaupalin ou d'ailleurs qu'il provient. «Bon, en même temps, c'est mon métier…», s'excuse-t-il presque. Sa Majesté est aussi modeste.
S'il dit vouloir défendre les traditions, Eddy n'est pas contre une touche d'innovation. Il a ainsi récemment appris à racler au «roboclette», un robot développé par l'Institut de recherche Idiap à Martigny. Pas pour piquer le job des racleurs valaisans, mais dans un but de démonstration technique: «si le robot est capable de racler, alors il peut à terme faire des gestes précis, par exemple pour aider des personnes handicapées à se raser ou à s'habiller.»
«La raclette, c'est le Valais»
En fait, ce n'est pas tant l'innovation qu'il craint pour son fromage adoré, mais plutôt la désertion des jeunes pour la profession. S'occuper du bétail exige d'être disponible 7 jours sur 7. Sans compter qu'«il leur faut remplir de plus en plus de paperasse, montrer de plus en plus pattes blanches. Et ce que je crains, c'est que les producteurs qui choisissent ce métier d'abord pour être près de leurs vaches, passent plus de temps derrière leur ordinateur à remplir des formulaires. C'est décourageant.»
Désertion ou pas, l'amour des Valaisans pour la raclette est toujours présent. Je lui demande à quoi se résume pour lui la culture de la raclette. Sa réponse fuse. «La culture de la raclette, c'est le Valais. Le Valaisan, il sert la raclette après un match de foot, après l'enterrement du grand-père, un baptême du petit-fils, aux mariages… Non mais tu te rends compte, aux mariages! Cet été, je devenais fou. Tous les week-ends, on me demandait d'aller faire de la raclette pour les mariages. Je répondais 'mais enfin, vous n'avez pas autre chose à bouffer que la raclette?' s'esclaffe-t-il. Mais c'est comme ça ici. Tout le temps.» Oui, tout le temps. D'ailleurs, dans son restaurant, on peut venir s'en faire une dès le petit matin. Avec un bonhomme aussi sympathique que lui, ça doit être un sacré bon petit-déj.