Il aura fallu quarante secondes, montre en main, pour atteindre l’objectif initial de 75'000 francs, une journée pour franchir la barre des 500'000 francs et un mois tout juste pour passer celle du million – 1'088’206 francs exactement. Le 10 avril 2021, au dernier jour d’une campagne sur Kickstarter, le soutien de 2032 contributeurs — des backers, dans le jargon du financement participatif – avait permis à Andrea Furlan et son associé Hamad Al Marri de créer leur marque de montres, Furlan Marri.
«C'était un moment d’excitation, mais aussi de stress parce qu’on pensait déjà à la suite et à la manière dont on allait gérer la production, la logistique et les livraisons», raconte Andrea Furlan. À peine six mois plus tard, les cofondateurs recevaient le Grand Prix de l’Horlogerie de Genève dans la catégorie «Révélation horlogère». Depuis, leur entreprise, basée à Genève, a vendu 18’000 pièces, compte six salariés et propose trois gammes différentes à ses clients en Europe, aux États-Unis, au Proche-Orient et sur les marchés asiatiques.
Look vintage et mouvement méca-quartz
La success story de la marque ne sort pas de nulle part et son financement initial n'est pas spectaculaire non plus, tempère Andrea Furlan: «Kickstarter n’est pas une baguette magique. Il faut d’abord avoir un projet solide et précis.» Le parcours du jeune entrepreneur en dit long à cet égard: passionné d’horlogerie depuis son adolescence et diplômé de l’École cantonale d'art de Lausanne (ECAL), il a multiplié les stages dans cette industrie (Hublot, Chopard, Sarcar,...) avant de faire ses premières armes pendant quatre ans chez Dominique Renaud.
Sa rencontre avec Hamad Al Marri, collectionneur et passionné, lui donne envie de concrétiser l’idée qui lui trottait déjà dans la tête: fonder sa propre marque pour laisser libre cours à ses envies créatives, notamment celle de concevoir des modèles de grande qualité à des prix plus abordables que dans la très haute horlogerie. Au gré de voyages en Asie et aux États-Unis, le concept se précise et les deux associés optent pour des produits au dessin vintage, inspiré des années 1950. Plutôt que d'utiliser un mouvement mécanique, ils optent aussi pour un mécanisme hybride méca-quartz (alliant un mouvement à quartz alimenté par une batterie, et certaines fonctions mécaniques): «Cela nous a permis d'avoir un boîtier fin et l'élégance à laquelle nous tenions, tout en maintenant un prix accessible.»
Créer une communauté et séduire les passionnés
Reste à financer la production des premières pièces. En pleine pandémie, le choix du financement participatif sonne comme une évidence dans un contexte d’acclimatation rapide à la nouvelle donne numérique, sur un marché européen jusque-là plus timide que l’Asie ou l’Amérique du Nord. Après avoir hésité entre Kickstarter et Indiegogo, Andrea Furlan et Hamad Al Marri choisissent la première plateforme, plus internationale. Avec un objectif d'abord modeste: «Initialement, la campagne était conçue pour pouvoir produire 500 montres. Nous nous étions fixés un objectif volontairement bas de 75'000 francs pour maximiser nos chances de réussite.» L'idée étant d'éviter le sort réservé aux projets qui n’atteignent pas le seuil prévu: les backers sont remboursés et la campagne, annulée.
Séduisant, le principe du financement participatif n’en a pas moins ses codes et ses règles, surtout quand on se lance, comme les deux entrepreneurs, sans budget marketing ou communication: «Kickstarter se rémunère en prélevant une commission sur les sommes versées par les backers, mais elle ne fournit aucune aide particulière.» Ne disposant pas des fonds indispensables au financement d’une campagne publicitaire de grande envergure, les fondateurs parient sur leurs réseaux et le bouche-à-oreille, très en amont de leur levée de fonds.
«Nous avions la chance de connaître beaucoup de collectionneurs et de passionnés. Ils peuvent devenir des ambassadeurs de la marque auprès de leurs communautés, à condition de les séduire. Nous avons donc passé un temps considérable à leur présenter le projet et à leur envoyer nos créations, en ne leur demandant rien d’autre qu’une critique honnête.» Pendant des semaines, ils multiplient les présentations en ligne, notamment sur le réseau social Clubhouse, disparu des radars aujourd’hui, mais en vogue à ce moment-là. Ils ciblent également les médias, en misant sur l’originalité: à la place du traditionnel communiqué de presse, ils envoient un journal papier à l’ancienne, cohérent avec la touche vintage de leurs montres.
Trente secondes qui demandent six mois
Dernier étage de la fusée enfin, les réseaux sociaux, patiemment animés pendant des mois avec des contenus réguliers. Au printemps 2021, Furlan Marri peut déjà compter sur les 5’000 abonnés de son compte Instagram, intrigués par leur univers et par un storytelling original qui repose sur la franchise. Composants, assemblage, fabrication, origines des pièces et du bracelet, délais de fabrication et de livraison: tout est transparent. Lorsque Furlan Marri lance enfin sa campagne de financement, l’effet boule de neige fonctionne déjà à plein régime.
Alors qu’elle ne dispose d’aucun showroom ou espace physique de vente, la marque est déjà familière pour sa communauté. Six mois de travail trouvent ainsi leur aboutissement en quelques dizaines de secondes. À la tension du financement, succède alors celle liée aux conséquences d’un succès instantané qu’il faut apprendre à maîtriser: «Produire et expédier plusieurs milliers de montres en quelques mois ne se fait pas comme ça. Nous avons dû identifier les bons partenaires, trouver des centres logistiques adaptés, repérer les bons logiciels,...»
Un virage bien négocié: trente mois plus tard, Furlan Marri est solidement installé sur la carte de l’horlogerie suisse et a déposé plusieurs brevets, dont un quantième perpétuel séculaire développé avec le premier employeur d’Andrea Furlan, Dominique Renaud. Une collaboration démontrant le sérieux de la jeune entreprise. Laquelle parie toujours sur le soutien de sa communauté, grâce à une stratégie d’éditions limitées et de précommandes. Du crowfunding toujours, en quelque sorte, mais fait maison.
En collaboration avec Large Network