Depuis un peu plus d'un an, les investisseurs des obligations Additional Tier 1 (AT1) sont furieux contre la conseillère fédérale en charge des finances, Karin Keller-Sutter. Les souscripteurs de ces titres financiers reprochent à l'ensemble du Conseil fédéral d'être responsable de la perte totale de leur placement, alors que ceux-ci auraient dû donner droit à des versements d'intérêt.
En effet, alors que Credit Suisse était au bord de l'effondrement, la Confédération a ordonné le 19 mars 2023, par le biais du droit d'urgence, le rachat forcé de la grande banque par l'UBS, et a décrété que les investisseurs AT1 repartiraient les mains vides. Depuis, ces derniers parlent d'une expropriation de plusieurs milliards.
En période de conjoncture favorable, les obligations AT1 sont donc attrayantes car elles offrent un taux d'intérêt élevé. En période de crise, les investisseurs AT1 prennent un risque. Les obligations servent de tampon lorsque les banques sont en difficulté. C'est pourquoi l'autorité de surveillance des marchés financiers (Finma) a également décidé de passer par pertes et profits les emprunts AT1 de Credit Suisse.
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La décision de la Finma était-elle disproportionnée?
Entre-temps, près de 2500 investisseurs de Suisse et de l'étranger, dont des millionnaires et des milliardaires, mais aussi la caisse de pension de Migros, ont déposé plainte contre la décision de la Finma devant le Tribunal administratif fédéral de Saint-Gall. Ils exigent le remboursement de leur argent. Ils contestent la décision de la Finma, qu'ils jugent «disproportionnée».
Désormais, la cheffe du Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco), Helene Budliger Artieda, est, elle aussi, menacée. En effet, les anciens investisseurs des obligations AT1 ne se sont pas contenté de porter plainte à Saint-Gall, ils font également recourt aux accords de protection des investissements. Le Seco est sous pression.
Depuis les années 1960, la Suisse a conclu des accords bilatéraux de protection des investissements avec plus de 110 nations. «Les pays du Nord voulaient des garanties pour que leurs entreprises ne se fassent pas arnaquer lors d'investissements dans les pays en développement», explique Nicolas Diebold, professeur de droit économique à l'université de Lucerne.
Aujourd'hui, les rôles sont inversés. L'accord ne doit pas protéger les investisseurs suisses à l'étranger, mais les investisseurs du monde entier contre les autorités suisses. Les plaintes AT1 pourraient aujourd'hui entrer dans l'histoire du droit. «La Suisse n'a encore jamais été sérieusement attaquée en justice dans le cadre d'un accord de protection des investissements», déclare Nicolas Diebold.
Une menace de plainte déjà lancée
«Jusqu'à présent, la Suisse a reçu une menace de plainte d'un groupe d'investisseurs étrangers», fait savoir le Seco à Blick. «Avant qu'un investisseur étranger puisse engager une procédure d'arbitrage contre la Suisse, il doit envoyer une menace de plainte à la Suisse.»
Cette notification marque le début d'une période de consultation de six mois, qui permet à la Suisse de se préparer à une procédure d'arbitrage. «Ce n'est qu'à l'issue de ce délai qu'une plainte peut être déposée. Pour des raisons de tactique procédurale, le Seco ne s'exprime pas sur les menaces de plainte», explique-t-on à Berne. Le Seco doit maintenant se préparer à recevoir des plaintes du monde entier.
La cheffe du Seco, Budliger Artieda, se montre sûre de sa victoire. «Du point de vue du Seco et des autres services fédéraux, aucun accord de protection des investissements n'a été violé», fait-elle savoir par sa porte-parole. «Dans le cadre de son activité de surveillance, la Finma a ordonné à Credit Suisse de faire usage de ses droits contractuels et d'amortir les instruments AT1. Les mesures prises étaient nécessaires pour protéger la stabilité financière nationale et internationale, et donc l'économie suisse.»
La démarche de la Suisse était donc proportionnée, souligne le Seco. «Les obligations AT1 prévoyaient explicitement la possibilité d'une dépréciation totale et les propriétaires de ces dernières étaient pleinement informés de cette possibilité.»
«Le sujet occupera les tribunaux arbitraux au moins jusqu'en 2028»
Alexander Lindemann est d'un avis totalement différent. Avec son cabinet Lindemann Law AG, il dit représenter des investisseurs de Dubaï, de Grande-Bretagne et des États-Unis. «Contrairement au Tribunal administratif fédéral, nous comptons sur les premières décisions exécutoires pour les procédures d'arbitrage dès 2024», fait savoir l'avocat zurichois. «En raison des plus de 110 accords de protection des investissements et du délai de cinq ans dans le droit d'expropriation, le sujet occupera encore les tribunaux arbitraux au moins jusqu'en 2028.» La situation est différente à Saint-Gall. Là-bas, il n'a été possible de contester la décision de la Finma que dans un délai très court.
Selon le professeur de droit économique Nicolas Diebold, les procédures d'arbitrage se distinguent nettement des procès devant le Tribunal administratif fédéral. «Les procédures d'arbitrage se déroulent selon des règles de procédure internationales, comme celles de la Banque mondiale ou de l'ONU. Elles sont nettement plus rapides et peuvent être réglées en quelques mois.» Ici, ce ne sont pas des juges étatiques qui décident, mais trois arbitres privés: chaque partie peut désigner un juriste, qui se mettent ensuite d'accord ensemble sur un président.
Des surprises ne sont pas exclues
Contrairement aux tribunaux administratifs, dont les arguments ont tendance à être favorables à l'État, les tribunaux arbitraux de composition internationale peuvent réserver des surprises. «Parfois, les cultures juridiques de l'Europe continentale et du droit anglo-saxon s'affrontent», explique le professeur de droit économique. Les parties en litige doivent encore déterminer où le tribunal arbitral siégera. Ils ne disposent pas de locaux publics, mais plutôt de salles de conférence d'hôtels, par exemple.
L'issue finale du litige n'est pas claire. Dans le pire des cas, cela pourrait coûter cher aux contribuables. «Si le tribunal arbitral conclut que les normes de protection de l'accord ont été violées, il peut obliger l'État défendeur à verser des dommages et intérêts importants», affirme-t-il.