Et toi combien tu gagnes? Cette question continue de susciter un grand malaise chez de nombreuses personnes en Suisse. Les travailleurs plus âgés, en particulier, considèrent les discussions sur leur salaire comme une intrusion dans leur vie privée. Armend Mustafa, la petite trentaine, en a lui aussi fait les frais. Le directeur de Meron AG gère un cabinet de conseil en ressources humaines à Aarau et publie depuis près de trois mois des fiches de salaire anonymes sur la plate-forme de réseautage professionnel LinkedIn. Un sacré pavé dans la mare au regard de la mentalité suisse! «Je veux briser le tabou des salaires», nous explique-t-il lors de notre rencontre.
La première fiche de salaire qu'il a mise en ligne est celle d'un conseiller en personnel pour des clients importants dans la région de Zurich, âgé de 34 ans, avec onze ans d'expérience professionnelle et un diplôme d'une école supérieure. Verdict pour ce Zurichois: 11'833,35 francs bruts par mois (multiplié par douze).
La démarche ne fait pas l'unanimité
Les réactions négatives sous les posts ne tardent pas à suivre, considérant qu'il est inutile de partager de telles données. «C'est quoi cette merde?», demande l'un d'eux, tandis qu'un autre internaute lui reproche son populisme. En effet, certains considèrent qu'il participe à monter les gens les uns contre les autres. «Je ne comprends pas bien à quoi sert cette démarche? Elle ne garantit en tout cas pas la transparence», critique encore un autre utilisateur de la plateforme.
«J'ai reçu quelques messages méchants», admet Armend Mustafa. Il s'attendait à des réactions émotionnelles et les prend avec un certain recul: «Pour beaucoup de gens en Suisse, il reste clair qu'on ne parle pas du salaire et de l'argent».
Ses contributions créent en tout cas l'évènement, certaines publications étant commentées des centaines de fois. Mais elles sont également signalées à LinkedIn. Le portail d'emploi a effectivement retiré temporairement plusieurs des plus de 40 fiches de salaire anonymisées, et deux publications ont même été supprimées définitivement. «Dans ce cas, l'employeur n'a guère apprécié la transparence», lâche Armend Mustafa non sans humour.
La transparence des salaires est encore un sujet tabou dans de nombreuses entreprises. «Et ce sont surtout les travailleurs qui en souffrent. Beaucoup d'entre eux ne savent pas ce qu'ils valent et où ils peuvent se situer en termes de salaire», explique le conseiller RH pour justifier ses actions.
Trop, juste, ou pas assez?
Comme le chef d'entreprise, beaucoup d'autres personnes dans le pays semblent très soucieuses d'une plus grande transparence en matière de rétribution. Ainsi, en trois mois, il a reçu environ 300 fiches de paie pour qu'il les poste. La plupart se situent entre 4500 francs et 14'000 francs par mois. «Certains envoient leurs décomptes pour voir où ils en sont en fonction des réactions».
Dans de nombreux commentaires LinkedIn, les utilisateurs échangent leurs opinions sur le fait de savoir si les salaires publiés sont trop bas, justes ou alors trop élevés. La démarche a au moins l'intérêt de créer le débat.
Prenons l'exemple d'un chef de projet: il a 32 ans, travaille chez un constructeur d'installations à Saint-Gall, dispose de quatre ans d'expérience, dirige une équipe de 4 à 6 personnes et son diplôme le plus élevé est un brevet fédéral. Plusieurs personnes ont alors soulevé que les 7030 francs bruts multipliés par 13 mois qu'il gagne, allocations familiales comprises, sont insuffisants.
Armend Mustafa vit les deux extrêmes dans son quotidien professionnel: «Il y a des candidats qui ont des prétentions salariales exorbitantes ou alors beaucoup trop basses. Et puis, il y a des employeurs qui, lorsque le candidat propose un salaire trop bas, se contentent d'accepter, car ils obtiennent alors une main-d'œuvre bon marché», raconte-t-il.
Si les candidats sont mieux informés et qu'il y a plus de transparence salariale dans une entreprise, le salaire serait en moyenne plus «juste». C'est en tout cas ce que souhaite Armand Mustafa avec sa démarche.