La guerre en Ukraine a provoqué une résurgence de l’armement partout en Europe. Épargné par les conflits depuis près de 30 ans, le continent s'est soudainement retrouvé face à la menace directe et flagrante d’une puissance militaire.
La Finlande a rejoint l’OTAN, la Suède devrait lui emboîter le pas et l’Allemagne, après avoir annoncé l’année dernière un plan de financement de 100 milliards d’euros alloués à la défense, a accueilli le 12 juin dernier l’exercice militaire le plus important jamais organisé par l’alliance atlantique, Air Defender 2023. L’Europe montre ses muscles. L’occasion pour le secteur de l’armement de remplir ses carnets de commande, y compris en Suisse.
«Difficile de savoir précisément quelles entreprises profitent du réarmement»
Selon Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, «toutes les armées européennes entrent dans un cycle de renouvellement. La guerre en Ukraine a peut-être accéléré le processus, mais la vétusté de leurs équipements, qui datent pour la plupart de la guerre froide, obligeait de toute façon les États à agir à moyen terme.»
A priori, les fabricants de matériel de guerre auraient de quoi se frotter les mains. La situation mérite toutefois d’être nuancée: «Dans la mesure où aujourd’hui la production de matériel de guerre s’inscrit dans une chaîne d’approvisionnement mondialisée, il est difficile de savoir précisément quelles entreprises profitent du réarmement des pays européens. En matière d’armement, beaucoup de firmes helvétiques sont en effet des sous-traitantes qui fabriquent des pièces entrant dans la composition d’équipement de combat assemblé à l’étranger», explique Alexandre Vautravers. Ainsi, nombreuses sont celles qui bénéficieront probablement des retombées économiques liées au réarmement de l’Europe, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure.
D'autres entreprises conçoivent des produits finis qui peuvent servir à des fins civiles et militaires, comme le fameux avion Pilatus, construit dans le canton de Nidwald. Ces composants et équipements finis sont communément appelés «matériel dual» et jouent un rôle clé dans les activités industrielles suisses.
«Il n’y a pas de neutralité sans armement»
Bien que cela puisse paraître paradoxal pour un pays neutre, les exportations de matériel de guerre font partie intégrante de la stratégie de défense helvétique. Rappelons que la Suisse assume le principe de «neutralité armée», selon lequel elle doit être en mesure d’assurer au moins en partie son propre approvisionnement. Or, les besoins de son armée étant relativement limités, les entreprises chargées de son équipement doivent exporter une partie de leur production pour rentabiliser leur activité.
«Il n’y a pas de neutralité sans armement», lance Philippe Zahno, secrétaire général du GRPM, association qui fédère une soixantaine d’entreprises industrielles en Suisse romande. Le secteur se porte plutôt bien: en 2022, les exportations de matériel de guerre se sont chiffrées à près d’un milliard de francs. Un record! En tête des marchandises de fabrication helvétique les plus demandées à l’étranger: les véhicules blindés, les munitions et les armes à feu.
Au vu des besoins croissants en matériel de défense des armées européennes, la situation paraît de prime abord favorable pour les 14’000 emplois que représente le secteur en Suisse. Le problème, c’est qu'elle pourrait rapidement changer. Les ventes d’équipement de combat à l’étranger ont beau être monnaie courante, elles doivent d’abord faire l’objet d’une autorisation par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO). Or, la loi interdit de vendre des armes à des pays frappés par la guerre, qu'ils soient attaquants ou attaqués, et le SECO veille justement à ce que ce principe soit respecté.
Des tergiversations qui agacent
Même si le matériel «dual», comme les avions Pilatus, pourrait en théorie être écoulé à l'étranger plus facilement parce que vendus à usage civil, les entreprises qui les fabriquent se heurtent, elles aussi, à la réticence du SECO.
Pour Philippe Zahno, il est temps que les choses changent: «La Confédération envoie de mauvais signaux aux acteurs du secteur, mais aussi aux clients potentiels à l’étranger. Nous souhaitons qu’il y ait un véritable assouplissement des règles, en particulier pour les exportateurs de technologies duales.» Le secrétaire général du GRPM déplore notamment que la fondation Digger, qui voulait envoyer du matériel de déminage civil vers l’Ukraine, se soit heurtée au blocage des autorités fédérales.
S’agissant du matériel de combat, cependant, la question est toujours en suspens. Le parlement débat depuis janvier de nouvelles conditions cadres plus souples pour autoriser la réexportation vers un pays en guerre en situation de défense. Le 7 juin, le Conseil des États a accepté une initiative parlementaire visant à autoriser certains pays acheteurs d’armes suisses à les revendre à des pays en conflit, à certaines conditions.
En attendant cet éventuel assouplissement, les autorités fédérales s’en tiennent au bon vieux principe de non-réexportation, ce qui n’a pas été sans conséquence. Ainsi, le fabricant allemand Rheinmetall, qui manufacturait jusqu’ici une partie de ses munitions en Suisse, a annoncé fin 2022 transférer une partie de sa production en Allemagne, pour éviter de devoir s’encombrer des autorisations de réexpédition en cas de conflits militaires. Alors que l’Allemagne se classait justement en 3e position des plus gros clients d’armes suisses en 2022, derrière un autre pays de l’OTAN, le Danemark, lui aussi un peu embarrassé par le refus de la Confédération de le laisser envoyer des véhicules de transports militaires vers l’Ukraine.
Le savoir-faire s’exporte sans problème
En mars 2023, des systèmes de défense antiaérienne détenus par l’armée suisse étaient mis au rebut, alors qu’ils étaient encore opérationnels et auraient pu être remis à l’Ukraine, via le Royaume-Uni, leur pays de production. Ce qui n’a pas manqué de susciter de vives réactions chez nos voisins européens. Tandis qu'au même moment, la RTS révélait que des systèmes de défense antiaérienne, développés dans les bureaux zurichois de Rheinmetall, mais fabriqués en Italie, seraient, eux, livrés aux forces ukrainiennes.
Cette fois-ci, la démarche n’a fait l’objet d’aucune objection des autorités fédérales, car elle est parfaitement légale. En effet, tant que l’arme n’est pas fabriquée sur le territoire helvétique, elle n’est pas concernée par ces interdictions. Une entreprise peut alors concevoir du matériel de guerre en Suisse puis délocaliser sa fabrication à l’étranger. Le secteur de l’armement pourrait bien exploiter cette faille et, à défaut d’assurer sa pérennité avec de l’exportation de matériel, passer par l’exportation du savoir-faire.
Mais pour Philippe Cordonier, membre de la direction de la faîtière de l’industrie des machines, Swissmem, «cette solution signifierait à terme la mort de l’industrie de l’armement et un coup de massue à son autonomie en matière de défense. Cela nuirait aussi fortement à la diversification de l’économie du pays, qui possède toujours un solide ancrage dans l’industrie.»
En collaboration avec Large Network