Erna Blinova m’attend devant la clinique de la Lignière, à Gland, un centre de réadaptation cardiovasculaire doté d’une vue plongeante sur le lac. Un soleil aveuglant inonde la cour, mais je la reconnais immédiatement: elle fait les cent pas. Lorsqu’elle m’aperçoit, la jeune femme de 35 ans sourit: «Ah, c’est vous!» s’exclame-t-elle, radieuse, vêtue d’un chemisier couleur pêche. De prime abord, impressionnée par sa bonne humeur et son énergie, je ne remarque même pas que sa main droite enserre une petite machine portative qui aide son cœur à battre. Il s’agit d’un dispositif d’assistance ventriculaire gauche, une sorte de pompe mécanique implantée directement dans le muscle cardiaque. Elle va tout m’expliquer.
Lorsque nous avons terminé de commenter la couleur du lac et la beauté du cadre, Erna m’emmène sur la terrasse de la clinique et me propose un jus de fruits. Je lui demande si elle ne serait pas plus confortable à l’ombre, si l’interview ne va pas trop la fatiguer, mais elle balaie mon inquiétude d’un revers de la main. «Tout va bien», me rassure-t-elle. Après avoir passé de longues semaines entre les murs de l’hôpital, elle n’a pas envie de rester à l’ombre. Le simple fait de pouvoir lever le bras pour porter son verre à ses lèvres lui évoque désormais une chance inouïe. Elle veut vivre, aussi vite et autant que possible, retrouver les plaisirs simples qui ont failli lui être arrachés, le 17 mars 2024.
La tête qui tourne et une sensation de froid
«C’est la journée où tout a basculé, résume-t-elle, en faisant tournoyer sa paille dans le jus poire-gingembre. On était dimanche, je voulais prendre le temps de me lever tranquillement. Mon mari [le navigateur français Alain Thébault, ndlr] était déjà descendu avec les enfants. Je me suis étirée dans mon lit, je suis allée dans la salle de bain… Puis, ma tête a commencé à tourner. Je me suis demandé si je ne m’étais pas simplement levée trop vite, mais le tournis ne faisait que s’intensifier. Une sensation de froid s’est emparée de mon corps, comme si la vie me quittait. J’ai su que quelque chose n’allait pas et j’ai appelé mon mari, qui s’est précipité à mes côtés.»
En voyant son épouse dans cet état de détresse, le teint violacé, celui-ci n’hésite pas un instant: «Il a su rester calme et réagir aussitôt, il a directement appelé l’ambulance, raconte Erna. Les secours sont arrivés après quelques minutes, ils m’ont allongée sur un brancard, tandis que je répétais ‘sauvez-moi!’ Leur expression suggérait que c’était grave, qu’ils étaient choqués de ce qu’ils voyaient. Puis, je ne me souviens plus de rien.»
Erna s’est réveillée dix jours plus tard aux soins intensifs du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), l’esprit brumeux. «Mes proches ont vécu un enfer, ils ne savaient pas si j’allais m’en sortir, frissonne-t-elle. Ma mère, qui habite en Russie, est immédiatement venue à mon chevet. C’était vraiment très inattendu, déjà au vu de mon jeune âge, mais aussi parce que je n’ai ressenti aucun signe annonciateur et que j’ai toujours eu des habitudes de vie très saines! Je mangeais bien, je faisais du sport, je prenais soin de moi, j’étais en bonne santé, mes deux accouchements se sont bien passés, j’ai adoré être enceinte… À 35 ans, on ne se dit jamais que quelque chose du genre peut se produire.»
Peu après son réveil, les médecins lui révèlent qu’elle a été victime d’un infarctus, probablement lié à une déformation cardiaque rare pouvant être causée par la grossesse: «Mais ils n’ont pas compris précisément ce qu’il s’est passé, comment des caillots ont pu s’introduire dans cette partie de mon cœur», précise Erna.
Pendant la phase de coma artificiel, après une première opération, la jeune femme dépendait de l’assistance d’une ECMO, une machine d’urgence qui assure la fonction cardiaque et pulmonaire. «En me voyant tout intubée et branchée de partout, mes deux fils Arthur (7 ans) et Piotr (4 ans), ont d’abord été très impressionnés, se souvient-elle. Je me suis inquiétée de leur réaction, mais je pense qu’ils avaient peur de me faire mal. Ils avaient bien compris ce qu’il se passait, Alain leur avait beaucoup parlé. Et avant mon réveil, l’équipe leur avait assuré que leur papa prenait soin d’eux, pendant que les médecins faisaient tout leur possible pour soigner leur maman.»
«Je me suis dit 'je suis sauvée'»
Des jours ayant suivi son réveil, Erna se souvient de cauchemars confus, de la difficulté à digérer sa nouvelle réalité, de la nécessité de réapprendre à marcher, à manger et à bouger comme avant, de la présence irréductible de sa famille, de l’incertitude et de la peur: «J’étais terrifiée à l’idée que mes enfants grandissent sans moi», ajoute-t-elle. Puis, comme un éclat d’espoir dans le tumulte et le brouillard, les paroles du Professeur Jean-Daniel Chiche, chef du Service de médecine intensive adulte du CHUV, lui rendent son courage: «Il m’a déclaré que le plus dur était fait, que je devais maintenant me concentrer sur le marathon du rétablissement, se souvient Erna. Je n’ai pas eu besoin de séances de psychothérapie après cela: j’ai entendu ces mots et je me suis dit ‘je suis sauvée’. Les infirmières et les spécialistes sont devenus comme une seconde famille. Je sais que je suis entre de bonnes mains.»
Au moment d’opérer Erna, le professeur Jean-Daniel Chiche et le Professeur Matthias Kirsch, chef du Service de chirurgie cardiaque du CHUV, se sont adressés à Alain, par l’intermédiaire de leur adjointe, à 1h27 du matin: «Ils lui ont demandé s’il était d’accord qu’ils prennent un risque pour sauver mon cœur, raconte Erna. Ils ont dit ‘c’est une jeune Maman, on va la sauver’. Mon mari a tout de suite accepté. C’était la dernière chance. Et ça a fonctionné.»
Un cœur artificiel, qui la suit partout
Comme l’utilisation de la machine ECMO doit être limitée à quelques semaines, Erna est rapidement passée à une LVAD, définie par le CHUV comme «un appareil implanté dans le cœur avec une batterie extérieure, le but étant de fournir un travail supplémentaire de pompe, afin de soulager le travail cardiaque.» L’appareil, transporté dans une petite pochette et comprenant une pompe crochée au ventricule gauche de son cœur, la suit ainsi en permanence.
«À ma sortie du CHUV, je suis arrivée dans le centre de réadaptation de la Lignière, raconte-t-elle. J’ai été très angoissée de constater que j’étais la seule personne portant une LVAD. Comme ma vie dépend de cette machine, c’était inquiétant d’être la seule à savoir comment elle fonctionne. Je dispose de plusieurs batteries de rechange et la machine charge durant la nuit, comme un smartphone, mais je ne peux jamais aller me balader seule, au cas où je rencontre un problème. Au fil du temps, je m’y suis habituée, l’équipe médicale a rapidement compris le système et l’angoisse s’est calmée.» La prochaine étape, une fois qu’Erna aura repris des forces, sera la greffe d’un nouveau cœur.
«J’ai toujours eu la certitude que tout irait bien»
Comment garde-t-on courage, face à une telle épreuve? Erna hausse les épaules et répond humblement: «Tout le monde me dit que je suis forte, mais je ne sais pas si c’est le cas. J’avais toujours eu une vie sereine, je n’avais encore jamais vécu quelque chose qui requiert autant de résilience profonde. Mais au fond de moi, j’ai toujours ressenti la certitude que tout se passerait bien. Et je me focalise avant tout sur la chance énorme que j’ai, d’être en vie aujourd’hui.»
Même la cicatrice qui orne sa poitrine, héritée de l’opération qui l’a sauvée, et celles qui parsèment son ventre, là où les différents tubes relient son cœur à l’assistance cardiaque, ne la dérangent pas: «Bien sûr, il m’a fallu plusieurs jours pour m’y habituer, mais au final, je m’en fiche, je suis en vie!», s’exclame-t-elle. Alain me dit que je suis une femme Jedi.» Erna préfère largement l’humour aux larmes («En me voyant si souriante, les infirmières se demandaient si j’avais bien compris la gravité de la situation!»), comme son mari, qui s’enthousiasme déjà à l’idée de partir en voyage, lorsqu’elle ira mieux. Le couple réfléchit d’ailleurs à créer une fondation pour soutenir d’autres personnes dans la même situation et aider les familles dont l’un des parents est hospitalisé.
Erna vient juste de quitter la clinique, après trois semaines, pour retrouver son domicile, sa zone de confort, auprès de ses enfants et de son époux. Elle se réjouit de regarder devant elle, de faire des projets et de reprendre son métier de médiatrice culturelle: «Je redoute un peu le retour à l’hôpital et la longue convalescence, après la transplantation, admet-elle. Mais ce sera la dernière étape du marathon. J’ai confiance, je sais que mon cœur viendra au bon moment.»