Quand Annick Linder se remémore les débuts de sa carrière en tant que «home et office organizer», elle se souvient avoir été un peu seule. «C’était en 2011, je suis tombée sur le site d’une Parisienne qui était l’instigatrice du concept du home organizing [littéralement organisation de la maison, ndlr] en France et je me suis dit que c’était ce que j’avais envie de faire. Mais à l’époque, ce n’était pas quelque chose dont on parlait beaucoup.»
Sur le thème du rangement
Au cours d’une carrière dans différents domaines, de la vente à l’achat textile, Annick Linder, 55 ans aujourd’hui, a connu un burn-out. «Après, tout naturellement, j’ai rangé ma maison et je me suis rendu compte que chaque tiroir que je rangeais, c’était un tiroir qui se rangeait dans ma tête. J’ai senti l’impact positif d’une maison réorganisée.» Jusqu’à choisir, donc, d’en faire son métier.
Comme la quinquagénaire installée à Vich, près de Nyon (VD), nombreux sont aujourd’hui les professionnels du rangement qui proposent leurs services en Suisse. La tendance est née au Japon, avec la consultante Marie Kondo, devenue une superstar depuis la publication d’un livre («La Magie du Rangement», éd. First) et une série sur Netflix. Elle s’est ensuite poursuivie aux États-Unis et a inondé les réseaux sociaux, où des milliers d’influenceurs - mais surtout d’influenceuses - rangent frénétiquement leurs épices dans les tiroirs, classent leurs crayons par taille sur leur bureau et alignent doctement les pulls de leurs enfants. L’épidémie de Covid-19, en forçant les gens à passer plus de temps à la maison, n’a fait qu’accélérer le mouvement.
«On fait de la place chez nous et en nous»
Le principe des coachs en rangement est simple: des prestations sur mesure pour venir débarrasser une cave, réorganiser un salon et une cuisine ou même ranger une maison entière, sur quelques heures ou plusieurs jours. «Souvent, les clients me disent se sentir submergés, avoir l’impression de ne pas s’en sortir», raconte Amel Brawand, home organizer à Vevey. La plupart sont des particuliers, même si elle répond parfois à l’appel de structures sociales qui lui confient des personnes atteintes du syndrome de Diogène, un trouble comportemental caractérisé par l’accumulation compulsive d’objets. «Là, le travail est différent, c’est un accompagnement sur plusieurs mois. Mais dans les deux cas, on retrouve un aspect psychologique.»
Car de l’aveu de nos deux professionnelles du rangement, ce qui se joue quand on fait appel à elles se passe moins dans des placards que dans la tête. «Parfois, je sens un gros mal-être chez mes clients, confie Annick Linder. Tous ces objets que l’on possède, on les garde bien souvent, car ils nous rappellent des choses. Si on arrivait déjà à se défaire de ceux qui nous évoquent des souvenirs négatifs, on se sentirait plus léger! Ranger, cela permet d’avancer sur certaines histoires de nos vies, fermer des livres, boucler des boucles. On fait de la place chez nous et en nous.»
Et la coach en rangement de citer une cliente, mère de trois enfants, qui gardait un sac rempli de pelotes de laine. «Elle s’était promis de tricoter un habit au crochet à chacun de ses enfants, mais n’avait jamais trouvé le temps de le faire. En tombant sur le sac, elle s’est mise à pleurer.» Ces pelotes lui renvoient le sentiment d’être une mauvaise mère. Grâce à Annick Linder, elles finiront par être données à une association et cette cliente s’est sentie moins coupable.
«On ne connaît que 20% des choses qu'on possède»
«Ce n’est pas toujours facile, abonde Amel Brawand. Parfois, un objet en apparence anodin a une grande importance pour une personne.» L’experte cherche à saisir la perspective de chaque personne, sans porter de jugement. «Chez certains clients, se séparer de leurs objets provoque une anxiété. Ils ont parfois besoin de dire au revoir à leurs affaires. Mais au bout du compte, cela va faire un bien fou. On remet les choses en ordre dans sa tête, sa vie, son espace.»
Les clients sont d’ailleurs, comme les coachs, essentiellement des femmes. «C’est notre façon à nous de nous emparer du développement personnel», analyse Amel Brawand. Annick Linder y voit aussi la marque des rôles toujours genrés au sein de la société. «Majoritairement, ce sont elles qui sont encore chargées de l’entretien et de l’organisation de la maison et elles n’arrivent plus à tout gérer.» Mais les home organizers voient de tout: des hommes seuls, des personnes âgées qui souhaitent désencombrer avant de mourir, des familles qui se séparent ou se recomposent. «Je me rends compte que dans la génération des trentenaires, certains ont besoin d’être structurés et n’ont pas forcément appris comment organiser leurs lieux de vie, complète Annick Linder. Il m’arrive d’accompagner des gens super calés dans leur job, mais qui ne savent pas ranger un pull dans leur armoire.»
Selon la home et office organizer, le bénéfice de ses prestations n’est pas seulement dans la tête, mais aussi dans le portefeuille et sur l’environnement. «Généralement, on ne connaît que 20% des choses qu'on possède, analyse Annick Linder. Quand vous allez trier, et que vous rassemblez les choses par catégorie, vous allez vous rendre compte que vous avez 15 pantalons noirs et 10 rouleaux de scotch. C’est aussi un moyen de prendre conscience de la société de consommation dans laquelle nous évoluons et d’adopter une démarche d’achat plus réfléchie.»
Amel Brawand, de son côté, met en avant le gain en efficacité: «Un plan de travail dégagé va vous donner envie de cuisiner. À l’inverse, si vous êtes face à un bureau avec quantité de papiers non classés, vous risquez d’être découragé et de finir rattrapé par les rappels et les sommations.»