Tel un gigantesque projecteur, le soleil illumine le nouveau décor qui a attiré des centaines de visiteurs par jour dans le Val Verzasca. Ceux qui trouvent une place de parking se promènent sur le mur du barrage, laissent leur regard et l'appareil photo de leur téléphone portable vagabonder ou descendent directement dans le nouveau paysage de cratères.
Depuis la mi-décembre, la centrale électrique de Gordola, dans le Tessin, vide le lac de retenue de Contra. La société Verzasca SA veut entre autres assainir les parois en béton de la chambre d'expansion, renouveler la protection anticorrosion du puits et remplacer les clapets d'étranglement à l'extrémité des conduites forcées. Pour ce faire, elle fait dévier la Verzasca et assèche presque le bassin lacustre de 5,5 kilomètres de long.
Des terrasses, des ponts, des arbres émergent de l'oubli
Le contrôle à l'aval du barrage aurait dû être effectué depuis longtemps. Depuis sa mise en service il y a 56 ans, le barrage de 220 mètres de haut n'a jamais été rénové de manière aussi approfondie. D'ici début février 2022, le niveau bas nécessaire devrait être atteint et 17'000 mètres cubes de limon et de sédiments retirés. Ce n'est qu'alors que le lac sera lentement rempli à nouveau.
Semaine après semaine, le niveau du lac s'abaisse, mettant à nu les versants et les gorges. Des vignobles autrefois escarpés, des terrasses, d'anciens ponts, une ancienne route cantonale émergent de l'oubli. Même des arbres s'élèvent à nouveau vers le ciel, gris glacé et comme figés dans la pierre.
«Ce spectacle me rend triste»
Ivo Bordoli, 67 ans, se retrouve lui aussi dans la foule des badauds. Le maire de la grande commune de Verzasca ne partage pas la curiosité enthousiaste des autres. «Ce spectacle me rend triste», dit-il. Bordoli est originaire de Vogorno, c'est-à-dire du village dont le projet de barrage a fait le plus de déplacés. Près de 64 des 105 familles que comptait alors le village ont dû déménager pour faire place à l'inondation ciblée.
«En aval de Vogorno se trouvait le quartier de Pioda», explique Bordoli. Une trentaine de personnes y vivaient. Il y avait une poste, un magasin, un restaurant et même une station-service. «Ils ont défriché les rives et fait sauter les maisons», poursuit-il, «jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des tas de pierres. Ensuite, tout a été inondé.»
Les habitants de Vogorno étaient contre le barrage
Carla Rezzonico Berri, 67 ans, est elle aussi mélancolique en regardant les vieilles photos. Les maisons les plus somptueuses de Pioda, comme le Ristorante California ou l'auberge au toit de granit, ornaient alors les cartes postales. Hormis les images jaunies en noir et blanc, il ne reste rien de Pioda, inondée.
L'ancienne enseignante et journaliste vivait à proximité du quartier. Elle a passé son enfance près de ce qu'on appelle le Pozzo Bello (en français, le «beau bassin») de la rivière. «Mon frère y pêchait la truite, je jouais avec les enfants de Pioda», raconte la Tessinoise. «Le bruit du ruisseau, la nature, tout était très harmonieux.»
Mais c'est alors que l'idée du barrage est venue. «Les gens de Vogorno étaient contre le projet, témoigne Carla Rezzonico Berri. Ils étaient paysans et on leur prenait des prés et des forêts sur lesquels ils travaillaient. De plus, ils avaient peur de la hauteur du mur. Ils craignaient un accident similaire à celui de Vajont.»
En 1963, la création d'un lac de barrage dans le Frioul, au nord de l'Italie, avait provoqué un glissement de terrain et un raz-de-marée qui avait fait céder le barrage et tué 2000 personnes. «Mais Vogorno a été mise en minorité par les autres communes de la vallée», poursuit la Tessinoise. Elle se souvient: «Quand ils ont fait sauter les maisons, beaucoup de gens du coin ont pleuré.»
«Les habitants menaient une vie simple»
Le barrage tessinois a également bouleversé la vie d'Antonio Pesenti. «Des postes pour le projet de construction étaient alors publiés dans le journal officiel de Bergame», se souvient l'homme de 88 ans. L'Italien s'est mis en route pour la Suisse, avec son vélo dans ses bagages. Il a obtenu le poste et s'est installé dans la baraque des ouvriers à Gordemo.
«A l'époque, les habitants du Val Verzasca menaient une vie simple», confie Antonio Pesenti, «il n'y avait pas l'électricité partout. En de nombreux endroits, on lavait encore le linge dans le ruisseau et les routes étaient étroites et non asphaltées». Il prenait le vélo et faisait de nombreux kilomètres pour se rendre au travail. «Je connaissais tout le monde dans la vallée», dit-il. Les gens l'auraient appelé en plaisantant «Gimondi», du nom du coureur cycliste légendaire. Après cinq ans de travaux, le barrage était terminé.
Antonio Pesenti est resté au Tessin et vit encore aujourd'hui à Gordemo. L'Italien a quitté la baraque pour une maison individuelle avec vue sur le lac Majeur.