La légende de l’alpinisme Reinhold Messner est assise dans la salle à manger de son hôtel lorsque Blick le contacte par téléphone. Il est en tournée en Suisse à l'occasion de la sortie de son livre «Nanga Parbat – mein Schicksalsberg» (Nanga Parbat – la montagne de mon destin). Dans cette interview, il revient sur la mort tragique de son frère sur le sommet de 8000 mètres le plus dangereux du monde. Il se confie également sur sa relation avec son épouse, de 35 ans sa cadette, évoque son hygiène de vie, et nous parle de pardon et d'espoir.
Reinhold Messner, avez-vous rituel matinal?
D’abord, je dors tant que je le peux. Ensuite, je me réveille et je réfléchis à l’endroit où je me trouve et à ce que je fais ici. Ensuite, je commence la journée en regardant les informations, car je veux savoir ce qui se passe sur cette terre meurtrie. Et puis je fais mon travail, à l'aide d'une structure précise que j’ai mise au point il y a des années déjà.
Mais alors quel est le secret de votre énergie et de votre fraîcheur?
Je les dois à mes activités. Je fais ce que j’aime le plus, et je transforme mes idées en actions et en réalités. Je suis convaincu que réussir sa vie ici et maintenant est la clé du succès et du bonheur. Non pas la rétrospective d’une vie réussie, après quoi il est déjà trop tard – mais faire ici et maintenant ce que je veux faire. Je mets des idées en pratique. Je ne me soucie guère du résultat, je m’intéresse seulement à savoir si c’est possible et si ce que je fais est juste vis-à-vis de mon obsession de la perfection. Jusqu’à présent, j’ai toujours trouvé des idées qui valent la peine d’être mises en œuvre. Et si c'est le cas, je les transmets à d’autres personnes pour qu’elles les gèrent. Car je n’aime pas gérer, je laisse faire et je réfléchis déjà à la prochaine idée.
En mai dernier, vous avez épousé Diane Schumacher, une Luxembourgeoise qui a 35 ans de moins que vous. Vous vous êtes rencontrés dans l’un de vos musées. Est-ce que l’amour vous motive?
Oui, l’amour est un accélérateur. Ma femme et moi avons abordé mon dernier projet ensemble. C’est formidable d’avoir une partenaire à ses côtés, qui complète ses propres forces. Je ne remarque pas la différence d’âge. J’ai plutôt l’impression que Diane me rajeunit. Ce qui est décisif, c’est un rythme commun qui permet de concrétiser les visions. Je suis d’avis qu’on s’en sort mieux dans un mariage lorsqu’on a des projets communs. Cela peut être une randonnée, un repas ensemble ou justement la création d’une entreprise. Notre grand projet, nous l’avons commencé avant même de nous marier. C’est la start-up Messner Mountain Heritage, avec laquelle nous voulons essayer de transmettre la démarche de l’alpinisme traditionnel.
Vous êtes, ces jours-ci, en tournée avec votre ouvrage «Nanga Parbat – la montagne de mon destin». Il y est question d’amour, d’amour fraternel. Vous avez perdu votre frère, Günther, lors de votre première ascension en 1970. Aujourd'hui, cette tragédie est à nouveau évoquée lors de vos représentations. Mais ne faut-il pas se libérer de la douleur et du chagrin, à un moment donné?
Je n’ai pas seulement mon histoire à raconter, mais aussi l’histoire de la montagne Nanga Parbat. De 1895 à nos jours, c’est l’histoire de la conquête la plus passionnante qui soit. On peut y raconter tout l’alpinisme. L’expression «montagne du destin» date des années 1930, lorsqu’il y a eu deux grandes catastrophes qui ont fait des dizaines de morts. C’est une montagne immense et complexe, et le plus dangereux des 8000 mètres. Mais comme toutes les montagnes, le Nanga Parbat n'a pas d'intention. Il est tout simplement là. Je raconte tout cela. L’ascension par la paroi du Rupal, la mort de mon frère, les accusations – une trentaine d’années plus tard – selon lesquelles j’aurais sacrifié mon frère sur l’autel de l’ambition. Puis ma deuxième ascension en solo, en 1978. Pour moi, il n’y a pas de montagne qui m’ait fait vivre aussi intensément des hauts et des bas, mais qui m’ait aussi libéré. Aujourd’hui, je vis en paix avec cette histoire. Surtout depuis que nous avons retrouvé mon frère, 35 ans après qu’il ait été emporté par une avalanche. Toute ma famille est venue avec moi au Nanga Parbat pour lui dire définitivement adieu. Nous, les humains, avons ce besoin, et pour faire nos adieux, il faut une expérience tangible de la manière dont le malheur s’est produit.
Quand est-ce que votre frère vous manque-t-il le plus?
C’est très intéressant: c'est lorsque je me promène au milieu des Dolomites en Italie – je fais encore de l’escalade, mais seulement dans le domaine inférieur – et que je passe devant les grandes parois que nous avons escaladées ensemble dans les années 1960. La manière dont nous escaladions à l’époque me revient alors en mémoire. Je le revois – lui, jeune homme, et moi, devenu vieillard entre-temps.
Comment sa mort a-t-elle changé votre vision de la vie et de l’alpinisme?
La mort de mon frère m’a fait comprendre que les personnes qui m’entourent directement – et donc moi compris – sont mortelles. Ce n'est pas seulement les autres – lointains. Sa mort a surtout changé mon regard sur le monde: l’humain est fragile, tandis que la montagne est infinie. Et nous serions bien avisés d'accepter ce fait, car elle est implacable.
Y a-t-il un autre défi alpin qui vous tenterait encore?
Non, non! Bien sûr, je vais encore en montagne. Mais je me suis retiré de l’alpinisme pur et extrême il y a presque deux décennies maintenant. Ma dernière grande histoire a été la traversée du désert de Gobi – j’avais alors 60 ans. Et c’est là que j’ai pris la décision: je ne ferai plus jamais d’excursions aussi fatigantes et difficiles. Sinon, je me tuerai moi-même. Et ce n’est pas le but. L’objectif était d’arriver à la limite subjective du possible sans y perdre la vie. Pour moi, l’alpinisme est l’art de la survie – là où l’être humain n’a pas vraiment sa place.
(Adaptation par Quentin Durig)