Guerre en Ukraine, pandémie, dérèglement climatique… Pas besoin d’être expert en géopolitique, virologie ou climatologie pour être tenté de penser que le futur ne s’annonce pas rose. Certains trouvent qu’il serait inutile, voire malvenu, de mettre des enfants au monde dans des circonstances aussi incertaines.
Par le passé, de nombreuses crises traversées par l’humanité ont d’ailleurs coïncidé avec une baisse des naissances: que ce soit dans les années 1970, où la crise pétrolière a eu un impact négatif sur la natalité, ou encore la crise de l’euro en Grèce, en 2008. Plus récemment, la pandémie de Covid-19 a provoqué une chute des naissances en Espagne et en Italie. Certains statisticiens prédisent d’ailleurs depuis longtemps l’extinction de ces derniers.
Malgré tout cela, le nombre de naissances en 2021 a battu tous les records depuis 50 ans en Suisse. Comment l’expliquer?
Des chiffres qui inversent la tendance
Contrairement à nos voisins italiens et aux Espagnols, la pandémie de Covid-19 a créé un véritable petit baby-boom en Suisse. Près de 89’400 enfants sont nés en 2021, soit 4,1% de plus que l’année précédente, si l’on en croit les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Ces bons chiffres semblent pouvoir stopper la baisse des naissances qui avait été amorcée ces dernières années.
Certains indices pouvaient déjà laisser présager ce boom, comme la hausse de tests de grossesse vendus en pharmacies à partir de l’été 2020.
«En fait, les chiffres montrent que les enfants ont été conçus pendant le semi-confinement», explique Fabienne Rausa, démographe de l’OFS.
Le semi-confinement a favorisé l’intimité
Fabienne Rausa pense que le semi-confinement a permis aux gens de se rapprocher les uns des autres à la maison, loin du stress du travail, ce qui pourrait avoir eu un effet positif sur le taux de natalité. Le manque de mobilité de la plupart des gens a également favorisé cette tendance.
Les mesures sanitaires liées à la pandémie de Covid-19 ont apparemment aussi eu une influence sur le planning familial. Alors qu’il n’a jamais été nécessaire chez nous de remplir un document pour justifier de sortir de son logement, en Espagne et en Italie, «les restrictions de sortie très strictes pendant le premier confinement ont entraîné une baisse du nombre de naissances», analyse la chercheuse.
Le sociologue François Höpflinger ajoute: «Des études internationales indiquent que dans les pays disposant de beaucoup d’espaces verts, de forêts et de parcs, le taux de natalité a moins baissé pendant la pandémie que dans les pays où la verdure se fait rare.»
Un monde sans enfants
La famille Müller vit dans une ferme à Mönchaltorf, dans le canton de Zurich. Une commune où les espaces verts ne manquent pas. Le dernier né, Severin, fait partie des bébés venus au monde lors du boom de naissances de 2021.
Le semi-confinement a-t-il aussi permis aux Suisses d’oublier toutes les crises qui accablent notre société? Pour Marisa Müller, la mère de famille, les catastrophes font partie intégrante de la vie: «Le monde est toujours en train de s’écrouler. Mais un monde sans enfants, ce serait vraiment tragique.»
Les Müller ne se considèrent pas comme des représentants typiques du baby-boom lié au Covid. Severin est leur troisième garçon après Lean, cinq ans, et Maurin, deux ans et demi. Dans la ferme familiale – vaches laitières et cultures, en quatrième génération – on vit à un autre rythme. «La vie vient, la vie s’en va. C’est ce que les garçons voient et apprennent avec les veaux», explique l’éleveuse.
La famille Zbinden d’Auenstein (AG) s’est également agrandie en 2021 avec la petite Elena Lucy. Après ses deux garçons Diego Simon et Alex Yuri, il était clair pour Jenny, leur mère, que «tant qu’il y avait de la place, que les nerfs tenaient et que les finances le permettaient, nous voulions un autre enfant, pandémie ou pas.»
Les garçons sont plus nombreux
Les naissances ne répondent pas toujours à une loi de probabilité égale: il n’y a pas vraiment une chance sur deux d’avoir une fille ou un garçon. Dans notre pays, il y a d’ailleurs plus de garçons: en moyenne 105 pour 100 filles. «Il n’y a pas vraiment d’explication», pointe la démographe de l’OFS. En revanche, en période de famine, les femmes mettent plus souvent au monde des filles.
Certains disent que depuis l’invention de l’électricité, on peut repérer historiquement les coupures de courant lorsque les naissances augmentent. Et comme il n’y avait pas de distractions comme des concerts, des amis ou des restaurants pendant le semi-confinement, une question s’impose: avons-nous fait des enfants parce que nous nous ennuyions?
François Höpflinger en doute: «Les effets spontanés, comme l’affaire du black-out, sont en fait révolus, car les gens abordent aujourd’hui leur planning familial de manière très différente.» Le professeur voit dans l’augmentation actuelle des naissances avant tout un «effet de vitesse». Les gens ont d’abord hésité à procréer, mais ils ont ensuite voulu rattraper leur retard, comme pour rattraper le temps «perdu» de cette pandémie qui nous a immobilisés.
Allons-nous bientôt nous éteindre?
Ce boom des naissances semble toutefois être une exception pour la Suisse. François Höpflinger est catégorique: «Depuis 1972, les valeurs sont trop basses pour le maintien de la population.» En d’autres termes, les Italiens ne sont pas les seuls à risquer de s’éteindre progressivement: les Suisses sont aussi menacés. En 2021, le nombre d’enfants par femme était de 1,51, contre 1,46 en moyenne en 2020. Or, pour maintenir le renouvellement de la population, il faudrait 2,3 naissances par femme.
La natalité suisse est-elle vouée à dépendre des pandémies pour croître? Il faut oser espérer que non, et miser plutôt sur l’immigration, qui jusqu’à maintenant a permis d’assurer une augmentation de la population.
(Adaptation par Louise Maksimovic)