Un métier qui a mauvaise presse
«Dans les dîners, on me snobe quand je dis que je suis mère au foyer!»

Elles sont jeunes et pointées du doigt en société. Ce qui les unit? Elles sont mères au foyer et se battent pour l'égalité. «Quelque chose de très mal compris en 2022», affirment-elles d’une seule voix. Blick tente de comprendre pourquoi.
Publié: 13.10.2022 à 13:12 heures
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Dernière mise à jour: 14.06.2023 à 18:02 heures
Les femmes au foyer sont aujourd'hui régulièrement pointées du doigt.
Photo: Getty Images
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Lauriane PipozJournaliste Blick

Ce n’est en aucun cas par passion des aspirateurs que Chloe, 34 ans, a décidé d’arrêter sa carrière dans l’événementiel pour se consacrer à son foyer. Comme elle, une femme sur cinq quitte le marché du travail après sa première maternité, détaille l’Office Fédéral de la Statistique (OFS) dans une étude publiée ce mardi. Blick est parti à la rencontre de trois d’entre elles, qui estiment que leur réalité est invisibilisée dans le débat public. Pire, leur situation serait «dénigrée» par les autres, «celles et ceux qui travaillent vraiment».

Alors, la jeune Fribourgeoise a-t-elle l’impression, en restant à la maison, de se sacrifier pour son homme et de passer ses journées à glander? «C’est un job à plein temps, rétorque-t-elle du tac au tac. Et je voulais m’occuper de mes enfants tant qu’ils étaient petits, c’est mon choix!»

Quelque chose que peu de gens comprennent, souffle au bout du fil cette diplômée de l’Ecole Hôtelière de Lausanne. «Dans les dîners, quand je dis que je suis maman au foyer, on se tourne régulièrement pour discuter avec quelqu’un d’autre. Comme si j’étais forcément bête et n’avais rien à apporter à la discussion.»

Un regard méprisant qu’a aussi connu Julie, 32 ans. Cette jeune Valaisanne a toujours souhaité se consacrer exclusivement à ses deux filles en bas âge. Les raisons? Eviter les gardes et faire leur éducation. Alors, quand son époux obtient une augmentation, son choix est évident. Mais la nouvelle ne passe pas aussi bien qu’espérée dans son cercle. «On a sous-entendu que je ne faisais rien de mes journées, que je profitais de l’argent de mon mari, se désole la trentenaire. Cela m’a profondément blessée.»

Julie est la maman de deux petites filles.

«Un déclassement tout nouveau dans l’histoire»

Pourtant, son travail — comme celui de Chloé — se substitue à celui d’une nounou à plein temps. Pourquoi tant de dédain? Prenons un peu de recul. Et interrogeons des spécialistes de la question.

«Ce déclassement social est quelque chose de tout nouveau dans l’histoire», note Anne Rothenbühler, docteure en histoire contemporaine. Il y a 30 ans, c’était l’inverse: les mamans à plein temps étaient mises en valeur. Même si leur quotidien était loin d’être enviable. Car, malgré l’image d’Epinal, «le code napoléonien, au début du XIXe siècle, enferme les épouses à l’intérieur du foyer», enchaîne la spécialiste. Ce document, qui regroupe les lois relatives au droit civil français, les présente comme inférieures et complique leur accès au marché du travail.

«La femme au foyer sera encore présentée comme un idéal durant la première moitié du XXe siècle», complète Magdalena Rosende, sociologue du travail et du genre. La femme modèle est à cette époque opposée à l’ouvrière. Cette dernière exerce une activité rémunérée en dehors des murs de son domicile — ce qui est alors considéré comme une déviance. En cause: le droit matrimonial, la politique de l’emploi, mais aussi la publicité. La vente d’appareils électroménagers, par exemple, est en plein boom. «Le marketing va énormément s’appuyer sur l’image de la bonne ménagère pour faire vendre», poursuit la spécialiste.

Retour à notre époque. Qu’est-ce qui a tant changé depuis? «Nous sommes dans une société où l’activité rémunérée est centrale», tranche Magdalena Rosende. Lorsqu’on perd son travail, on perd notre identité, illustre-t-elle.

Toujours selon elle, les politiques publiques portent une responsabilité dans ce phénomène. Par exemple, l’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP) ne fait pas de différence entre les personnes travaillant au foyer et celles qui n’ont pas d’activité lucrative. «Les tâches non rémunérées ne sont pas valorisées socialement, regrette la sociologue. Et on a longtemps désigné une personne au foyer comme quelqu’un qui 'ne travaille pas'.»

Pourquoi toujours les femmes?

Un problème que l’influenceuse vaudoise Therese and The Kids, ou Isaline à la ville, connaît bien. «Certaines femmes au foyer se présentent parfois comme gestionnaire de projet, psy ou encore manager, s’amuse au téléphone cette maman à plein temps. Et elles ont toutes raison.» Cette ancienne consultante en ressources humaines aime démonter les clichés. Elle milite sur Instagram pour que sa profession soit mieux reconnue. «Parce que l’image stagne vraiment», martèle-t-elle.

Dans les mentalités mais aussi, plus concrètement, sur les comptes en banque, dénonce-t-elle. Les personnes au foyer ne touchent pas un centime pour leur activité. Or, les papas sont nettement moins nombreux à rester à la maison que leurs homologues féminines, comme le démontre l’OFSP.

L’instinct paternel serait-il une rareté? La maman vaudoise balaie cette idée. «Je connais bien des pères qui voudraient rester au foyer, assure-t-elle. Ne serait-ce que mon mari. Mais l’égalité salariale est loin d’être acquise…» N’est-ce réellement qu’une affaire d’argent? Non, concède-t-elle. «Souvent, les mamans qui travaillent culpabilisent parce qu’elles ne passent pas ce temps-là avec leurs enfants, soupire-t-elle. Et se font encore trop souvent mal regarder pour cette raison.»

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Des idées tenaces qui peuvent s’expliquer, rebondit Magdalena Rosende. «Traditionnellement, l’homme n’était pas associé à la sphère domestique. Le père de famille était plutôt le pourvoyeur principal des ressources.» Et, en Suisse, nous sommes très conservateurs. «Jusqu’en 1988, rappelons que l’époux pouvait encore interdire à son épouse d’exercer une activité lucrative», glisse-t-elle.

«Nous devons nous battre pour un vrai choix»

Heureusement, nous n’en sommes plus là. Mais les mentalités n’avancent pas assez vite, tonne Therese and The Kids. «Les féministes des générations précédentes se sont battues pour qu’on puisse accéder au travail. Nous devons maintenant lutter pour pouvoir faire un vrai choix!» Un choix qui devrait appartenir au couple, poursuit-elle: l’un des deux conjoints doit pouvoir faire l’éducation des enfants à la maison s’il le souhaite. Et pour cela, il faut un meilleur soutien.

«Nous sommes les seules à ne pas être payées pour ce que l’on fait, appuie la Fribourgeoise Chloe. Dès qu’on ose ouvrir la bouche et dire qu’on est fatiguées, les mamans qui travaillent nous jugent. Elles nous répondent qu’elles doivent faire tout ce qu’on fait, mais en bossant à côté. Alors qu’elles paient des personnes pour garder leurs enfants!»

L’influenceuse vaudoise acquiesce. «C’est un cercle vicieux, fulmine-t-elle. Sans enfants, la société s’arrête. Et sans nous, sans notre travail, les petits doivent aller à la crèche. Ou, s’ils n’ont pas de place ou que leurs parents n’ont pas les moyens de payer, moins de conjoints iront travailler.»

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Des réflexions que peut entendre l’historienne Anne Rothenbühler. «Le réel progrès ne sera pas de mettre tout le monde au travail, tranche-t-elle, mais que les femmes ne subissent plus aucun diktat. D’un côté comme d’un autre.» Elle rappelle toutefois que la société évolue lentement. La preuve? Le mouvement de fond sur ces problématiques aurait déjà été enclenché il y a une centaine d’années.

La docteure en histoire contemporaine appelle Chloe, Julie et toutes leurs collègues à ne pas baisser les bras. Malgré les vieux réflexes qui subsistent dans la société helvétique, elle se veut positive: nous assistons en ce moment à des avancées inédites en Suisse.

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